Dans la tradition protestante, nous concluons souvent les prières liturgiques sous une forme comme celle-ci: « Par Jésus Christ notre Seigneur qui vit et règne avec toi, Père, et le Saint-Esprit, un seul Dieu pour les siècles des siècles ». Si vous avez grandi, comme moi, dans l’univers catholique, une des premières formules qu’on vous a apprises est celle qui accompagne le signe de croix ou une bénédiction : « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »
Qui donc est Dieu? Qui donc est Dieu dans son être profond? Il existe bien sûr des réponses toutes faites. On nous a appris qu’il y a un seul Dieu en trois personnes, ou trois personnes en Dieu. On nous a appris que Jésus est la deuxième personne de la Sainte Trinité, qu’il est à la fois homme et Dieu, qu’il a donc deux natures en une seule personne. Et nous voilà devant un théorème théologique indéchiffrable, une équation à trois inconnues. Est-ce qu’en voulant se faire connaître de nous, Dieu aurait plutôt rendu cette connaissance incompréhensible?
Mais d’où donc provient cette foi des chrétiens en la Trinité? C’est très tôt en effet qu’apparaît la triade Père-Fils-Esprit. La consigne « Baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit », que nous venons d’entendre, se retrouve à la toute fin de l’évangile de Matthieu, qui a été écrit un peu plus de quarante ans après la mort de Jésus. Bien avant cependant, Paul mentionne à plusieurs reprises dans ses lettres Dieu comme Père, Jésus comme Fils et l’Esprit divin comme animant la communauté et chaque chrétien. Il le fait dès sa première lettre aux chrétiens de Thessalonique, qui est le tout premier écrit chrétien, daté par les spécialistes de l’année 51, soit une vingtaine d’années après la mort de Jésus.
D’où cela vient-il donc? À mon avis, cela ne peut que provenir de Jésus. Vous en voulez des indices? Prenons-en deux ou trois. Vous savez comment la tradition du Nouveau Testament, qui s’exprimait en grec, a conservé précieusement le terme araméen Abba par lequel il arrivait à Jésus de laisser entrevoir quelque chose de sa relation avec Dieu. Abba, papa. Un autre indice se trouve dans une parole si audacieuse qu’elle ne peut que remonter à Jésus lui-même : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. Oui, Père, c’est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance. Tout m’a été remis par mon Père. Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mt 11 25-27; Lc 10 21-22). Cinq fois le terme Père et trois fois le terme Fils en deux versets! Enfin, troisième indice, dans ce qu’on appelle le Sermon sur la montagne, Jésus parle pas moins de 17 fois de Dieu comme son Père, mais, aussi, comme « notre Père ou votre Père qui est au cieux »!
Absolument rien, dans le monde hellénistique polythéiste du premier siècle, rien ne s’approche d’une telle manière de concevoir la divinité et nos rapports avec elle. Et pour ce qui est du judaïsme dans lequel Jésus a grandi et évolué, l’Esprit de Dieu est souvent mentionné dans la Bible juive comme source de l’action des personnages par lesquels Dieu se révèle et accomplit son œuvre de salut. Mais jamais Dieu n’est appelé ou invoqué comme Père, sinon deux petites fois seulement, comme Père du peuple juif[1]; les Juifs ne s’adressaient pas à lui dans la prière comme « notre Père ». On ne connaît aucun texte antique contemporain qui décrirait un homme parlant comme Jésus d’une relation filiale avec le Divin.
On pourrait reprendre à propos de la Bible ce qu’écrit le théologien André Gounelle au sujet de la théologie, à savoir qu’« elle ne s’occupe pas tellement de Dieu en lui-même que de notre relation avec Dieu »[2].
« Qui donc est Dieu? » Nous ne nous privons pas de recourir à toutes sortes de qualificatifs pour dire quelque chose du mystère. Les musulmans sont invités à énumérer avec respect les 99 noms de Dieu. De notre côté avec les Juifs, nous parlons de Dieu comme Créateur. Rédempteur. Sanctificateur. Berger. Lumière. Rempart. Source. Rocher. La multiplicité des appellations par lesquelles nous désignons le Divin révèle déjà l’impossibilité salutaire de « saisir » l’être de Dieu. D’ailleurs, le deuxième commandement nous met en garde contre la tentation de faire de Dieu un objet de connaissance, le ramenant à être, justement, un objet dont nous pourrions saisir la nature intime.
Cela n’a pas empêché les théologiens chrétiens de s’aventurer très loin dans la spéculation, affirmant par exemple avec une précision presque chirurgicale que le Fils est « né du Père avant tous les siècles; il est né de Dieu, lumière, née de la lumière, vrai Dieu, né du vrai Dieu, engendré, non pas créé, de même nature que le Père ». Ils se sont disputés pour savoir si l’Esprit procède du Père par le Fils ou s’il procède du Père et du Fils et leur désaccord sur ce point a scellé la rupture entre les Églises occidentales et les Églises orthodoxes, en Orient.
« Qui donc est Dieu? » Vous savez comme c’est difficile de se connaître vraiment soi-même? Comme c’est difficile de connaître vraiment les personnes même les plus proches? Alors imaginez quand il s’agit de Dieu!
Et pourtant! Pourtant c’est notre foi que Dieu, lui, vient à la rencontre de notre désir. Il fait tout pour répondre à notre soif de le connaître, de percer au moins un peu son mystère. Voici deux exemples tirés de la Bible. D’abord une scène que j’affectionne beaucoup, au point d’en avoir fait l’objet de mon mémoire d’études à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, en 1967. Au chapitre 33 du Livre de l’Exode, Moïse demande à Dieu : « Fais-moi voir ta gloire » Et Dieu dit : « Tu ne peux pas voir ma face, car l’homme ne saurait me voir et vivre. » YHWH dit : « Voici un lieu près de moi. Tu te tiendras sur le rocher. Alors, quand passera ma gloire, je te mettrai dans le creux du rocher et, de ma main, je t’abriterai tant que je passerai. Puis j’écarterai ma main, et tu me verras de dos; mais ma face, on ne peut la voir. » (Ex 33 18-23).
Ainsi, Dieu nous donne lui-même un certain accès à son être, mais de manière oblique. Nous pouvons connaître Dieu de dos. Plus tard, Paul dira : « À présent, nous voyons comme dans un miroir et de façon confuse, mais un jour, ce sera face à face » (1 Corinthiens 13 12).
Deuxième exemple : à la fin de son prologue, Jean écrit : « Personne n’a jamais vu Dieu; Dieu Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l’a dévoilé » (1 18). Et comment l’a-t-il fait? Plus loin, Jean mettra dans la bouche du Christ cette réponse à son disciple Philippe qui lui avait demandé « Montre-nous le Père et cela nous suffit » : « Je suis avez vous depuis si longtemps, et cependant, Philippe, tu ne m’as pas reconnu! Qui m’a vu a vu le Père. Pourquoi dis-tu : Montre-nous le Père? Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi? » (14 8-10)
Nous pouvons connaître Dieu, mais c’est de dos. Confusément. Pas autrement qu’à travers un humain qui témoigne d’un lien unique avec lui. C’est une véritable connaissance, mais sans image, sans formule, pratiquement sans mots. Comme l’écrit le grand théologien médiéval Thomas d’Aquin, « nous vivons avec Dieu tamquam ignoto, comme avec un inconnu ».
Sentez-vous quel privilège nous est donné d’être, par notre foi et notre baptême, unis au Christ et de pouvoir être en relation avec Dieu en disant, comme Jésus, avec Jésus : « Notre Père »? Saisissez-vous qu’il y a là un appel à être à notre tour témoins de sa paternité, de sa maternité? Quels bienheureux moments nous vivons quand, comme Jésus, nous nous rendons attentifs à la conscience de recevoir notre existence, c’est-à-dire d’être redevables à l’auteur de tout ce qui est, à celui qui est notre origine et qui, comme un père, comme une mère, met en chaque être humain quelque chose de son ADN! Comme il est bon de se laisser prendre par ce Père-Mère qui nous a tant aimés qu’il nous a donné son Fils unique pour que par notre foi nous ayons la vie éternelle (Jn 3 16)! Quelle grâce que de faire de Jésus notre maître, de devenir ses disciples, pour apprendre de lui à vivre en fils et en filles de notre Père qui est aux cieux!
Nous avons entendu tout à l’heure Paul nous rappeler que par l’Esprit, nous pouvons être, à notre tour, ce que Jésus a été pour ses contemporains. Avec la même liberté que lui. La même confiance. La même lucidité. Nous avons reçu l’Esprit même qui animait Jésus, qui le conduisait, parfois au désert, souvent sur les routes de la Galilée et de la Judée. À notre tour, écrit Paul aux Romains, « ceux qui sont fils de Dieu sont conduits eux aussi par l’Esprit de Dieu. » L’Esprit ne nous conduit pas de l’extérieur, par l’obéissance à je ne sais quel code de la route que nous trouverions dans la Bible; il nous conduit de l’intérieur. C’est de l’intérieur que l’Esprit nous révèle que nous sommes des fils et des filles d’adoption qui crient : « Abba! Père! Cet Esprit lui-même atteste à notre Esprit que nous sommes enfants de Dieu. » (8 14-16).
Non, la Trinité n’est pas un théorème incompréhensible et insoluble. Elle est le mystère du Dieu Tout-Autre qui se rend présent dans notre monde et dans notre histoire. Je nous souhaite que la Trinité soit l’inspiration de notre existence, qu’elle nous rende témoins à notre tour du Père-Mère qui, comme tout parent, nous donne existence, protection et amour; témoins du Fils en qui nous sommes tous frères et sœurs dans la grande famille humaine, et témoins du Saint Esprit qui est notre guérison, notre élan vital et notre sanctification.
Ah! Si nous étions dociles à l’Esprit pour que la transformation qu’il fait de notre être nous rende de plus en plus transparents de Dieu, si bien que ceux et celles qui se demandent « Qui donc est Dieu? », soient amenés à dire, étonnés : Qui les voit voit le Père! Amen.
LECTURES BIBLIQUES
[1] Jérémie 3,19 et Malachie 2.10.
[2] Préface au livre de Raphaël Picon Tous théologiens, Paris, Van Dieren 2023 (2001), p.10.
Image : Ozias Leduc, La Trinité, Église Notre-Dame de la Présentation à Shawinigan, photo de Stéphanie St-Amand, Tourisme Mauricie
2 commentaires
Merci beaucoup M. Giguère, j’ai beaucoup apprécié vous lire!
Merci madame Payne. Que l’Esprit poursuive son oeuvre en vous.