Oh boy,c’était quand même des lectures riches en matière, n’est-ce pas ? Si on me demandait quelle phrase m’a le plus surpris aujourd’hui, je choisirais volontiers un passage de la Lettre de Jacques qui traite des effets de la langue et – par extension – aussi ceux de la parole.
« Voyez comme il faut peu de feu pour faire flamber une vaste forêt, dit Jacques. La langue aussi est un feu… le monde du mal ! »
Entre notre langue provoquant des incendies aux accents de Géhenne et notre capacité à bien parler en public comme signe de perfection et de maîtrise de soi, il y en a pour tous les goûts dans la Lettre de Jacques! Ces avertissements et recommandations peuvent faire sursauter et même nous inspirer un sourire tellement ça peut paraître exagéré. Toutefois, il importe de lire entre les lignes et de reconnaître une certaine sagesse tirée de l’expérience… et de l’histoire !
Peut-être que certains ici connaissent un tantinet le théâtre grec dans l’Antiquité et, plus spécifiquement, le genre de la tragédie. Considérée avec raison comme un tournant majeur dans l’histoire de l’art et de la communication, la tragédie était habituellement jouée dans un agora – donc en public. Il se trouvait un chœur au milieu de la scène qui racontait une histoire réelle ou fictive ayant pour thème la relative absurdité du monde. On y explorait la souffrance des êtres humains dont la triste destinée est souvent – même encore aujourd’hui – décidée selon des circonstances qu’ils n’ont pas choisies.
En 494 avant Jésus Christ, Phrynicos, un des plus grands artistes tragiques de l’Antiquité présenta une pièce de théâtre dans la ville de Millet. Celle-ci avait pour titre « La prise de Millet ». Vous vous doutez peut-être qu’avec un titre comme ça que le sujet de la pièce traitait d’un évènement historique d’ampleur et connu de l’audience. Ainsi, le chœur raconta la destruction de la ville quelques années auparavant par l’Empire perse.
Ce à quoi Phrynicos ne s’attendait pas, c’est tout l’effet de sa prose sur l’audience. Sa parole poétique provoqua le resurgissement des souvenirs traumatiques chez la population de Millet. Nombre d’historiens nous racontent comment le peuple serait entré dans un tel deuil, que les pleurs et le désespoir mirent en danger l’ordre public de la cité. Cet effet de la parole énoncé et reçu amena les autorités à non seulement interdire toute représentation de la pièce de théâtre à travers la Grèce, mais aussi condamner Phrynicos à verser la somme de 1000 drachmes pour dommage et trouble à l’ordre public.
Décidément, en Grèce antique, on ne badinait pas avec la puissance de la parole ! « Voyez comme il faut peu de feu pour faire flamber une vaste forêt », nous a dit Jacques avec raison.
Et oui, c’est un son de cloche similaire un peu plus de 500 ans plus tard avec l’Évangile tout comme la Lettre de Jacquesoù ce dernier avertit les premières communautés chrétiennes d’être conscientes des effets de la parole.
Il faut dire qu’en son temps, la prise de parole était une action centrale dans la vie humaine et collective. On s’en servait pour les discours politiques et religieux, bien sûr, mais aussi pour raisonner en groupe. Toujours dans le cadre de l’Antiquité, on connaît bien sûr les grands philosophes et leur amour de la sagesse communiquée verbalement, mais on connaît aussi déjà les soupçons quant aux ravages d’une parole mal-communiquée ou mal-employées.
Cette malheureuse utilisation de la parole mena à de nombreux débats et controverses du temps des philosophes comme celui de Jésus. Ainsi, chez certains « faux prophètes » ou « magiciens » pour reprendre des termes bibliques, la parole était non plus au service de la vérité, mais du mensonge. C’était celle des sophistes qui, par exemple, l’employaient à des fins trompeuses, question de faire croire à leur audience tout ce qu’ils disaient… même si ce qui n’avait aucun sens.
Ironie suprême : voilà quelque chose qui n’a pas changé aujourd’hui. Difficile à croire – mais pas trop surprenant non plus – qu’on se laisse encore duper par un politicien au toupet orange qui s’en va dire que les Haïtiens mangent les chatons des bonnes familles chrétiennes en Ohio !
Jacques doit se r’virer dans sa tombe un méchant temps !
Causant le bien et le mal, la parole est décidément une épée à double tranchant avec laquelle il ne faut pas jouer.
« Ce qui sort de la bouche provient du cœur, et c’est cela qui rend l’homme impur, nous a dit Jésus. Du cœur en effet proviennent intentions mauvaises, meurtres, adultères, inconduites, vols, faux témoignages, injures.»
Par la parole qui communique nos désirs profonds et « impurs », nous accordons autant la bénédiction que la condamnation ; nous louons Dieu et, dans l’instant d’après, le maudissons. En scandant une parole issue de nos désirs égocentriques, en s’appropriant le pouvoir de la parole pour arriver à nos propres fins, il n’est pas rare de semer la mort à travers la Création.
Pourtant, en rester -là avec l’avertissement de Jacques et de Jésus reviendrait – à mon avis – à juger trop sévèrement la parole. Si la Lettre de Jacqueset l’Évangile invitent à une prudence tout à fait légitime dans l’exercice de la communication, il importe néanmoins de mettre en lumière toute l’importance de la parole dans la culture judéo-chrétienne.
En effet, à travers toutes les Écritures, les prophètes évoquent des mots d’espérance qui annoncent une action divine venant changer le cours de l’histoire sainte. À travers leur prise de parole audacieuse, des « pasteurs » comme Néhémie et Esdras ont vécu un ministère centré sur la communication. Ceux-ci n’ont pas communiqué une parole qui leur était personnelle, mais une parole qui se situait dans le sillon de celle de Dieu. Voyez-vous, dans le ministère prophétique, la Parole sort de la bouche du Seigneur et est communiquée à ses serviteurs et servantes qui, ensuite, la traduisent et la transmettent au peuple.
Plutôt que de semer la mort, la parole sème la vie. Elle invite le peuple à sa conversion et au pardon de ses péchés, ouvrant par conséquent les portes d’un horizon de paix tel voulu par Dieu.
Nous, chrétiens, sommes peut-êtremoins familiers avec ces enjeux de l’écoute et la transmission de la parole. Tout naturellement, on désigne comme « Parole de Dieu » les Écritures et, ultimement, Jésus qui – dans les termes même de l’Évangile de Jean – constitue la « Parole faite chair ». Néanmoins, on oublie quelquefois que la proclamation des Écritures – comme on l’a fait aujourd’hui – sert à nous souvenir de l’intervention de Dieu dans notre histoire sainte. Une intervention dont on fait expérience chaque jour et dont la parole nous amène à entrer dans le flot d’une vie nouvelle.
Comme ce fut le cas de la tragédie de Phrynicos ou la lecture des Écritures par Esdras, énoncer et recevoir une parole décentrée de soi nous permet de nous souvenir de nos douleurs passées… mais aussi de nous orienter vers l’avenir.
Plutôt que de nous laisser submerger par la peine, nous sommes invités à retourner chez nous comme les Hébreux et à célébrer notre souvenir de notre résurrection collective. Une parole de vérité, pour un juif comme un chrétien, c’est celle qui invoque la présence toujours agissante de Dieu envers son peuple ramené à la vie.
« Voyez comme il faut peu de feu pour faire flamber une vaste forêt… »
Si cette parole de Jacques peut sembler dure sur le coup, il importerait à mon avis de nous souvenir que même une forêt se régénère sous ses propres cendres. Sous les abattis, au milieu des cercles de brûlage traditionnel, la vie nouvelle surgit.
À travers les lectures qu’on vient de faire et de la parole qui nous est communiquée, l’Esprit nous invite à employer des mots qui manifestent la vérité et qui transportent notre foi. Or, dire la vérité peut provoquer des feux, des réactions inattendues. Soyons donc sages et prudents : c’est à nous de mesurer et de choisir nos mots, mais aussi d’étudier le mouvement notre propre parole pour en connaître la provenance exacte. Peut-être alors que nous serons en mesure de planter par la parole quelques bonnes semences dans le cœur d’autrui. Des semences d’espérance et d’amour qui font grandir et qui porteront, tôt ou tard, les fruits tant attendus.
Qu’il en soit ainsi pour nous tous selon la Parole de Dieu – Amen
Un commentaire
Jean Philippe,
Bravo
impressionnant texte philosophique et anthropologique
Cordialement
Françoise