Notre prochain culte sera celui de Pâques, dans exactement trois semaines. Le chemin qui mène à Pâques est celui de la Passion, le mot qui veut dire ici souffrance et qui a été consacré par l’usage pour parler de l’extrême souffrance du Christ Jésus dans les derniers jours de son ministère public. La tradition chrétienne veut que dans les jours qui précèdent Pâques, notre attention se porte sur cette souffrance, dans le contexte des événements où on la lui a fait subir. Le vendredi qui précède Pâques, il est d’usage qu’on lise en public ou en privé l’un ou l’autre des récits de la Passion qu’on trouve dans les évangiles : Matthieu aux chapitres 26 et 27, Marc aux chapitres 14 et 15, Luc aux chapitres 22 et 23, Jean aux chapitres 18 et 19. La croix marque le point culminant et final de la torture subie par Jésus et devient le symbole de tout ce qu’il a enduré comme porteur d’un enseignement et d’une pratique de libération pour l’humanité.
Or, il se trouve qu’avant de subir lui-même ce supplice extrême, Jésus le prend comme symbole de ce que qui que ce soit qui veut venir à sa suite aura à endurer. Il dit « à tous », et pas seulement aux apôtres, ce que nous venons de lire : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix chaque jour, et qu’il me suive. » (Lc 9, 23). Le même message se retrouve dans les autres évangiles, avec de légères variantes (Mt 10, 38, Mc 8, 34 et Jn 13, 16). Si le disciple est fidèle, il va partager la croix par où le maître est passé, c’est-à-dire subir de la part d’autrui des souffrances du fait de son adhésion à Jésus Christ.
Face à cette parole exigeante de Jésus, deux questions se posent à nous aujourd’hui. La première concerne les personnes qui, comme nous, se sont affirmées disciples de Jésus, depuis les premiers siècles de l’Église jusqu’à notre époque. Qu’ont fait ces personnes de l’invitation de Jésus à prendre sa croix et à le suivre? La deuxième est la plus importante parce qu’elle comporte des conséquences immédiates pour nous. Comment, dans le contexte de liberté religieuse qui est le nôtre, pouvons-nous comprendre cette parole de Jésus et y donner suite? La réponse à la première nous donnera des repères pour orienter, en conclusion, notre réponse à la deuxième.
La réponse à la première question s’impose d’elle-même, pour peu qu’on lise le Nouveau Testament jusqu’au bout et qu’on parcoure n’importe quel manuel sérieux d’histoire de l’Église. À toutes les époques, il s’est trouvé des disciples qui ont souffert, et éventuellement perdu la vie, à cause de leur adhésion à Jésus. Dès les débuts de l’Église, « Jacques, le frère de Jean », et l’un des douze, est mis à mort sur l’ordre d’Hérode Agrippa 1er (Ac 12, 1-2). Pierre connaît la prison (Ac 12, 3-17) et des sources extérieures au Nouveau Testament situent la fin de sa vie à Rome où il serait mort crucifié. Étienne, un des premiers diacres, est lapidé (Ac 7, 54-60). Paul, qui avait approuvé le meurtre d’Étienne (Ac 8,1), prendra lui-même sa « croix » à la suite du Christ, après sa conversion. Dans sa deuxième lettre à la communauté chrétienne de Corinthe, il se défend face à des adversaires qui contestent son autorité. Il le fait, en dressant le bilan des souffrances qu’il a endurées dans son ministère. C’est ce passage de sa lettre que nous venons de lire. Dans sa lettre aux Galates, il dira explicitement : « Avec le Christ, je suis un crucifié… » (Ga 2, 19). Et pour ce qu’on en sait, sa vie se serait terminée en martyr, à Rome, comme Pierre.
Jusqu’au 4e siècle, l’histoire du christianisme est marquée par des vagues de persécution succédant à des vagues de tolérance et de liberté surveillée. Beaucoup d’hommes et de femmes ont été livrés aux bêtes sauvages et ainsi donnés en spectacles dans les amphithéâtres romains, simplement à cause de leur appartenance chrétienne. Gardons bien présent à l’esprit et dans nos prières que présentement, au Moyen-Orient, des femmes, des hommes et des enfants vivent un calvaire comparable, aux mains de factions sectaires et violentes d’une religion qui, pourtant, parle de Jésus dans son livre sacré. Le seul motif de violence à leur égard est le même qui animait les persécutions des trois premiers siècles : le fait d’être publiquement connus comme chrétiens.
Quand, au 4e siècle, la religion chrétienne est devenue la religion officielle de l’empire romain, les choses ont changé. Avec la fin des persécutions, la question s’est posée de comment maintenant « se renier soi-même » et « prendre sa croix chaque jour » pour suivre Jésus. Des personnes très motivées spirituellement ont pensé que ce serait en se faisant souffrir elles-mêmes. Il en a résulté des pratiques que des psychologues d’aujourd’hui qualifieraient de « masochistes ». Elles ont eu cours, pendant des siècles, dans des communautés religieuses et elles sont probablement encore encouragées dans certaines d’entre elles : « jeûne », c’est-à-dire privation de nourriture, « discipline », c’est-à-dire autoflagellation avec un fouet fait de cordelettes, « cilice », c’est-à-dire port d’une chemise ou d’une ceinture de crin ou d’étoffe rude qui blesse la peau, et que sais-je encore.
Malgré les bonnes intentions des personnes qui ont mis ce genre de pratiques au cœur de leur spiritualité, malgré la prétention des institutions qui les ont encouragées à le faire, je ne vois pas le lien entre cette souffrance qu’on s’inflige et ce que Jésus veut nous dire quand il nous invite à « prendre notre croix » pour le suivre. Jésus ne s’est pas fait souffrir. Il a subi et porté comme une offrande d’amour pour l’humanité la souffrance que d’autres lui ont fait subir, en conséquence de son engagement pour la libération de toutes les oppressions (Lc 4, 16-21) et l’avènement du règne de Dieu. La parole qu’Ésaïe met dans la bouche de Dieu, à propos du « Serviteur souffrant », celle que nous venons de lire, peut lui être appliquée : « Ayant payé de sa personne…lui, mon Serviteur, au profit des foules, du fait que lui-même supporte leurs perversités… » (Es 53, 11).
Les personnes qui, dans l’histoire des Églises, ont le mieux répondu à l’invitation de Jésus de « prendre leur croix pour le suivre » ne sont pas celles qui se sont imposé le plus de pénitences, mais celles qui ont payé de leur personne pour suivre l’exemple de Jésus, qu’elles l’aient fait en conformité avec leur Église ou en dissidence avec elles. Elles ont interprété pour leur temps l’enseignement religieux et social de Jésus, elles ont soigné, elles ont enseigné, elles ont fait preuve de compassion, elles ont promu la justice, elles ont dénoncé les oppressions et parfois en ont payé le prix fort de la part des sociétés où elles vivaient et, souvent même, de la part des institutions religieuses auxquelles elles étaient rattachées. Les exemples sont innombrables et ce ne sont pas nécessairement eux qu’on donne publiquement comme modèles de « sainteté ». Comme exemple récent, pensons à tous ces chrétiens et chrétiennes d’Amérique latine qui au 20e siècle, ont subi la torture et la disparition aux mains de dictatures militaires, comme conséquence de leur engagement pour la libération de leur peuple. Pensons aussi à tous ces défenseurs des droits humains, femmes et hommes, partout dans le monde, qui, sans être nécessairement chrétiens de religion, sont pratiquement christiques, parce qu’ils agissent dans la voie de libération ouverte par le Christ Jésus.
Voilà tout le chemin parcouru sur la première question, pour voir venir la réponse à la deuxième : comment, dans le contexte de liberté et de facilité qui est le nôtre, répondre à l’invitation de Jésus de nous « renier » nous-mêmes et de « prendre notre croix » à sa suite? La réponse pourra varier suivant les situations de vie propres à chacun et chacune. Il y a pourtant un dénominateur commun qui pourrait nous inspirer. Je comprends, pour ma part, que se « renier » soi-même dans le contexte où nous vivons, c’est rompre avec le confort, l’indifférence et l’agitation dans lesquels nous fait baigner notre société, c’est s’engager d’une manière ou d’une autre dans l’amour altruiste, à la manière de Jésus, et en assumer le prix. Ce prix sera sans commune mesure avec ceux que nous venons d’évoquer. Il pourra consister en efforts, parfois en désagréments, rarement en souffrances. C’est la « croix » légère qu’il nous est donné de porter, en solidarité avec ceux et celles qui en portent de plus lourdes et en union de prière avec l’offrande d’amour de Jésus crucifié pour le salut de l’humanité. Amen.
Par Gérald Doré, pasteur desservant
Église Unie Pinguet – Culte du dimanche 15 mars 2015
Lectures bibliques (TOB)
Ésaïe 53, 10-12
2 Corinthiens 11, 23-31
Luc 9, 23-27
Un commentaire
Très beau texte Gérald. J’aime ta façon de résumer l’épreuve par une idée brillante: la « croix légère ». Merci et Joyeuses Pâques!