Nous avons l’habitude de formuler nos prières « au nom de Jésus », ce Jésus que, dans plusieurs églises, on acclame aujourd’hui comme « le roi de l’univers », le Christ Roi.
Ma jeunesse catholique s’est vécue à l’ombre du Christ Roi. Avec d’autres, j’ai chanté de toute mon âme Parle! Commande et règne! Nous sommes tous à toi. Jésus, étends ton Règne : de l’univers sois roi. Sur un autre air de musique militaire, j’ai chanté à pleins poumons : En avant, marchons! En avant, marchons! Soldats du Christ à l’avant-garde, en avant, marchons! En avant, marchons! Le Seigneur nous regarde. En avant, bataillons! Et quand, par la magie des ondes courtes, j’ai découvert Radio-Vatican, son indicatif musical était Christus vincit! Christus regnat! Christus imperat! Le Christ est vainqueur! Le Christ est roi! Le Christ est empereur!
Récemment, en m’inscrivant dans la tradition protestante, je me suis habitué à ajouter à la prière proposée à ses disciples par Jésus : Car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire pour les siècles des siècles.
« Le règne… la puissance… la gloire… »
« Le règne? La puissance? La gloire? »
Alors Jésus fut conduit par l’Esprit au désert pour être tenté par le diable. Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il finit par avoir faim. Le tentateur s’approcha et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. » Mais il répliqua : « Il est écrit : Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu. » Alors le diable l’emmène dans la Ville Sainte, le place sur le faîte du temple et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t’éviter de heurter du pied quelque pierre. » Jésus lui dit : « Il est aussi écrit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. » Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne; il lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire et lui dit : « Tout cela je te le donnerai, si tu te prosternes et m’adores. » Alors Jésus lui dit : « Retire-toi, Satan! Car il est écrit : Le Seigneur ton Dieu tu adoreras et c’est à lui seul que tu rendras un culte. » Alors le diable le laisse, et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient. Ayant appris que Jean avait été livré, Jésus se retira en Galilée. Matthieu 4 1-12
« Le règne? La puissance? La gloire? » Mais qu’a-t-il de glorieux, cet homme qui, presque comme un réfugié, se sent obligé de se retirer prudemment en Galilée pour ne pas subir le même sort que Jean? « Le règne? La puissance? La gloire? » Mais où est-elle, la puissance de celui qui, à peine né, avait dû fuir en Égypte pour échapper au fanatisme du roi Hérode (Mt 2 13-15)?
Ce Jésus que j’aime, il avait choisi une autre route. Il avait choisi de s’inscrire dans une logique alternative, courageuse mais déroutante. Il avait décidé d’inscrire sa vie dans la logique d’un Dieu qui, contrairement à ce qu’avait pensé le prophète Élie, n’était ni dans « le vent fort et puissant qui érodait les montagnes et fracassait les rochers », ni dans « le tremblement de terre », ni « dans le feu ». Il avait choisi d’emprunter la voie « du fin silence », du « bruissement du silence » (1 R 19 11-12).
Ce Jésus que j’aime avait choisi de faire confiance à la parole qui avait résonnée en lui dans le fleuve : « Tu es mon fils bien-aimé, il m’a plu de te choisir » (Mc 1 11) et dans laquelle il retrouvait l’écho de la parole du prophète :
Voici mon Serviteur que je soutiens, mon élu que j’ai moi-même en faveur, j’ai mis mon Esprit sur lui. Pour les nations il fera paraître le jugement, il ne criera pas, n’élèvera pas le ton, il ne fera pas entendre dans la rue sa clameur; il ne brisera pas le roseau ployé, il n’éteindra pas la mèche qui s’étiole; à coup sûr, il fera paraître le jugement. Lui ne s’étiolera pas, lui ne ploiera pas, jusqu’à ce qu’il ait imposé sur la terre le jugement, et les îles seront dans l’attente de ses directives. Ainsi parle Dieu, le Seigneur, qui a créé les cieux et qui les a tendus, qui a étalé la terre porteuse de ses rejetons, donné respiration à la multitude qui la couvre et souffle à ceux qui la parcourent : C’est moi le Seigneur, je t’ai appelé selon la justice, je t’ai tenu par la main, je t’ai mis en réserve et je t’ai destiné à être l’alliance du peuple, à être la lumière des nations, à ouvrir les yeux aveuglés, à tirer du cachot le prisonnier, de la maison d’arrêt, les habitants des ténèbres. C’est moi le Seigneur, tel est mon nom; et ma gloire, je ne la donnerai pas à un autre, ni aux idoles la louange qui m’est due. Les premiers événements, les voilà passés, et moi j’en annonce de nouveaux, avant qu’ils se produisent, je vous les laisse entendre. Ésaïe 42 1-9
Ne pas crier… ne pas éteindre la mèche qui fume encore… ne pas briser le roseau abîmé… Ce Jésus que j’aime savait bien que la question qui brûlait sur les lèvres de ceux qui s’approchaient de lui était : « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le Royaume pour Israël? » (Ac 1 6). Aussi, quand, après qu’il lui eut donné du pain à satiété, la foule se souleva d’enthousiasme et s’écria : « Celui-ci est vraiment le prophète, celui qui doit venir dans le monde! », celui que j’aime, « sachant qu’on allait venir l’enlever pour le faire roi, se retira à nouveau, seul, dans la montagne » (Jn 6 14-15).
Ne trouvez-vous pas cela étonnant? Ne trouvez-vous pas cela déstabilisant? Qu’y a-t-il à comprendre à ce Dieu qui refuse d’être celui que nous voudrions qu’il soit, celui qui répondrait à notre besoin, ce Dieu qui résiste à être ce que tout Dieu qui se respecte devrait être, selon nous? Un roi, un souverain, un puissant. Qu’est-ce que ce Dieu qui choisit d’être petit, alors que nous aimons tellement dire : Allah houakbar : c’est Allah qui est le plus grand, comme le crient les uns. Ou Oui, c’est un grand roi que YHWH, un roi grand plus que tous les autres dieux (Ps 95 3), comme le chantent les autres.
Mais lui… lui…
Comportez-vous entre vous comme on le fait en Jésus-Christ, lui qui est de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix. C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé et lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que le Seigneur, c’est Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père. Philippiens 2 1-11
Laissons pénétrer en nous ces paroles paradoxales qui, comme une épée à deux tranchants, viennent déchirer notre logique et passent au crible les mouvements et les pensées de nos cœurs (He 4 12), et chantons à celui dont la seule couronne, dérisoire, fut faite d’épines le cantique Ô douloureux visage, au no 15 de notre recueil, les couplets 1, 2 et 4.
Ô douloureux visage de mon humble Seigneur;
Ô tête sous l’outrage, ô front sous la douleur.
Plein des beautés divines dans les cieux infinis
C’est couronné d’épines que je te vois ici.
C’est toi que ma main blesse, c’est moi qui suis guéri;
C’est moi qui me redresse, c’est toi qui es meurtri;
Quel étrange partage de ma vie et ta mort,
Où ta mort est le gage que ma vie est ton sort.
De l’humaine misère tu t’es fait serviteur;
De chacun de tes frères tu portes la douleur.
Seigneur de nos souffrances et de nos lendemains
Garde notre espérance en tes vivantes mains.
Oui, mes frères et mes sœurs, il faut, bien sûr, combattre la violence aveugle qui assassine la vie innocente. Il faut lui opposer la force du refus, sans compromis. Bien que d’abord refusées et combattues par l’Église, la liberté, l’égalité, la fraternité, la dignité sont ce pour quoi Jésus et tant de nos frères et sœurs chrétiens, et tout simplement humains, ont vécu, se sont battus et ont souvent donné leur vie.
Mais nous devons aussi accueillir au creux de cette conviction la parole paradoxale qui parle d’une autre force, la force de la non-violence, la force du pardon, la force de l’amour et de la solidarité avec les victimes et avec les plus faibles. Nous devons aussi accueillir l’exemple et la parole de ce Jésus que j’aime :
Il leur dit : Les rois des nations agissent avec elles en seigneurs, et ceux qui dominent sur elles se font appeler bienfaiteurs. Pour vous, rien de tel. Mais que le plus grand parmi vous prenne la place du plus jeune, et celui qui commande la place de celui qui sert. Lequel est en effet le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert? N’est-ce pas celui qui est à table? Or, moi, je suis au milieu de vous à la place de celui qui sert.
Luc 22,25-30
Je veux croire, avec l’Apocalypse, que Jésus-Christ soit « le prince des rois de la terre » (1 5). Nous continuerons de dire « C’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire ». Mais « non pas à la manière des hommes : à la manière de Dieu » (Mc 9 33). Oui à son règne, si nous comprenons qu’il règne par l’humble service (Lc 22 27). Oui à sa puissance, si nous nous rappelons que sa puissance est une puissance qui guérit et qui sauve (Lc 6 19 et 8 46). Oui à sa gloire, si nous proclamons, avec Irénée de Lyon, que « la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant ».
Par Paul-André Giguère
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