Les paroles du Christ que nous venons d’entendre sont généralement pour les prédicateurs l’occasion privilégiée de méditer sur une pratique fondamentale de la vie chrétienne. Il s’agit bien sûr de l’un des deux sacrements de l’Église, la communion dans le cadre de la célébration de la Sainte Cène. Une Sainte Cène dont notre communauté a été privée depuis un an et demie maintenant.
Si l’absence de notre pasteure repousse encore un peu le moment où nous partagerons le repas du Seigneur, je vous propose de voir les trois semaines qui nous séparent de ce culte comme une invitation à développer notre désir. Pour parler dans le registre des paroles du Christ : porter attention à notre appétit. Notre faim spirituelle. Notre soif de Dieu.
Se pourrait-il que nous nous soyons insensiblement habitués, au fil de ces longs mois, à nous passer du pain de la vie et de la coupe de bénédiction? Se pourrait-il qu’à la manière des personnes en convalescence, nous ayons besoin d’un temps de rééducation? Alors, un peu comme pour les juifs exilés à Babylone dont la prière a marqué notre premier carême de confinement, rappelons-nous. Rappelons-nous comment notre pasteure, après avoir rendu grâce pour les bienfaits de Dieu et rappelé les paroles et les gestes du dernier repas de Jésus, s’adresse à nous en disant : « Cette table n’est pas la table de l’Église Unie du Canada ni celle de cette charge pastorale. C’est la table du Seigneur. Venez, tout est prêt. » Et rapprochés les uns des autres dans un grand demi-cercle, nous recevons alors de la main des anciennes et des anciens les signes du don de Dieu.
Le don de Dieu. Le don de Dieu. Quelle promesse que cette parole adressée par le Christ à la femme de Samarie : « Si tu connaissais le don de Dieu! Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit ‘Donne-moi à boire’, c’est toi qui aurais demandé et il t’aurait donné l’eau vive. Qui boira l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif; au contraire, l’eau que je lui donnerai deviendra pour elle ou pour lui une source jaillissant en vie éternelle » (Jean 4 10.14). Le verbe donner, cinq fois en deux versets!
C’est tout à fait la même réalité qui est évoquée dans les paroles que nous avons reçues tout à l’heure. « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie ». Jean formule en termes de don ce qui, dans les récits de la Cène transmis par les évangiles synoptiques et par Paul, est qualifié de corps « livré » et de sang « versé » (Matthieu 26 28; Marc 14 24; Luc 22 19-20; 1 Corinthiens 11 24-25).
Nous voici, vous le sentez sans doute, au cœur même de la foi.
Nous voici au cœur de la proclamation de la grâce.
Tout est grâce pour Jean. Il faut relever l’insistance avec laquelle l’auteur du quatrième évangile répète inlassablement le verbe « donner ». « Le don de Dieu , l’eau que je donnerai, le pain que je donnerai, ma chair donnée pour que le monde ait la vie. » Plus loin, c’est la paix qu’il donnera (14 27). Autant de manières pour Jean de nous convier à nous imprégner de sa conviction fondamentale, qu’il formule admirablement dans la parole adressée à Nicodème : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique pour que toute personne qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle! (Jean 3 16).
Rien ni personne n’est sa propre origine. Toute existence est une existence reçue. Reçue, et donc donnée. Quand nous cherchons à dire quelque chose de ce mystère que nous appelons Dieu, nous ne pouvons qu’évoquer une antériorité. Une source. Un jaillissement continuel. Un débordement. Dès les premières pages de la Bible, Dieu donne. Il donne au monde, il donne à chaque chose et à chaque être d’exister et, à certains, de vivre.
Cette expérience de se recevoir d’un autre, de venir d’un autre, Jésus, nous le savons, l’exprimait en parlant de Dieu comme de son « Père », et nul doute que s’il n’avait pas été inséré dans une culture patriarcale, il en aurait aussi parlé comme de sa « Mère ». Jésus se savait originaire de. Il savait qu’il se recevait.
Quand donc le Christ dit : « Le pain que je donnerai, c’est moi-même, dans mon humanité. Je me donne pour que le monde ait la vie », c’est un programme qu’il ouvre devant nous. « Je vous ai montré l’exemple pour qu’à votre tour vous le fassiez » (13 15). Dans la reconnaissance émerveillée d’un Dieu qui donne, un Dieu qui se donne, c’est une voie de salut qui s’ouvre pour nous qui sommes invités à inscrire toute notre vie, tous nos gestes, dans une logique de don. « Nul n’a d’amour plus grand que celui qu se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime. » (Jean 15 13).
Cela n’a rien d’une performance olympique. Cela semble au contraire tout naturel, trop naturel ou trop simple, peut-être. Chacune, chacun de nous le sait par expérience : n’est-il pas dans la nature de la paternité et de la maternité de vouloir donner le meilleur à ses enfants, au point de se priver et de renoncer à des satisfactions personnelles? Au point de se vider de soi-même, à l’image du Fils que chante l’hymne aux Philippiens. La voie du salut ouverte par le Christ, c’est celle de faire de nos vies un don, à l’image de ce qu’il fut, lui, au milieu de nous, nous révélant ainsi ce Dieu que personne n’a jamais vu mais que lui nous a dévoilé (Jean 1 18).
Notre Dieu n’est pas un Dieu qui prend. C’est un Dieu qui donne. Non seulement Dieu donne mais, ô comble de l’amour, il se donne. À travers ces images de festin, d’eau vive, de nourriture et de boisson, c’est Dieu même qui se donne à nous, au point où la seule manière juste d’en parler, pour Jean, ce sera de dire que nous « sommes en Jésus, « demeurons en Jésus » ou « demeurons dans son amour » comme Dieu qui demeure en nous et nous en lui (Jean 14 20.23; 15 4.9-10).
Lorsque bientôt nous célébrerons la Sainte Cène, ce n’est pas qu’un rite symbolique que nous vivrons. C’est toute notre existence que, d’une manière bien réelle, nous inscrirons de nouveau dans le prolongement du don de Dieu que nous aurons reçu avec foi et reconnaissance.
Alors, nous aussi, Dieu voulant, nous dirons joyeusement par notre vie donnée : Tout est grâce.
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