14 décembre. Dix jours encore avant la fête. Nous nous préparons, chacun à notre manière et à notre rythme, à souhaiter à ceux que nous aimons un « joyeux » Noël, et Paul nous aide à nous y préparer en nous disant aujourd’hui « Soyez toujours dans la joie ». Il l’écrit dans sa première lettre aux chrétiens de Thessalonique, qui est le texte le plus ancien du volet chrétien de la Bible, le Nouveau Testament. Ce tout premier écrit chrétien constitue un témoin lumineux et révélateur de l’extraordinaire ouverture d’esprit qui les premières années de l’histoire des disciples de Jésus. Ce que Dieu attend de nous, dit Paul, c’est que nous soyons toujours dans la joie, que nous priions sans relâche, que nous rendions grâce en toute circonstance. « Toujours… sans relâche… en toute circonstance » : autrement dit, c’est une manière de vivre, une manière d’être. « Dans le Christ Jésus », nous découvrons combien nous vivons dans un monde habité par la présence du Dieu vivant. Il y a du divin partout dans le monde que nous habitons. Il n’y a pas les bons et les méchants, des choses bonnes et d’autres mauvaises : nous croyons qu’en toute personne, en toute chose, il y a quelque chose de bien, quelque trace du divin. Voilà pourquoi Paul peut recommander tout de suite après : « Discernez la valeur de toute chose, ce qui est bien, gardez-le, mais éloignez-vous de tout ce qui porte la trace du mal ».
Sans doute est-il arrivé à chacun de nous, au moins une fois dans sa vie, de toucher, presque, cette présence impalpable. Comme Jacob qui avait vu en rêve une échelle dressée entre terre et ciel sur laquelle des anges de Dieu montaient et descendaient, et qui s’écrie, à son réveil : « Vraiment, c’est YHWH qui est ici, et je ne le savais pas » (Genèse 28 16). À d’autres moments et malheureusement plus souvent, cependant, nous sommes plutôt comme les Israélites au désert qui, se trouvant sans eau pour eux et pour leurs troupeaux, s’inquiétaient et se demandaient : « YHWH est-il, oui ou non, au milieu de nous? » (Exode 17 7).
Dans notre société sécularisée, nous n’en avons que pour ce qui s’observe, se mesure, se calcule, se manipule. C’est la base même de la science, et nous ne rendrons jamais assez grâce à Dieu de ce qu’il nous ait donné un esprit de curiosité et la capacité d’inventer des instruments pour connaître le monde qui nous entoure et, en particulier, l’être singulier que nous sommes dans cet univers immense. Nos instruments nous permettent aujourd’hui de connaître l’infiniment petit et l’infiniment grand jusqu’à des degrés qui dépassent toute notre capacité de représentation et d’imagination. Et beaucoup de ces connaissances tournent au mieux-être de l’humanité, dans le domaine de la santé en particulier. Oui, écrit Paul : « rendez grâce en toute circonstance ».
Mais s’il y a dans la réalité un champ illimité qui s’offre à notre connaissance, elle recèle aussi de grands pans qui demeurent énigmatiques et impénétrables. Il y a encore des énigmes, des réalités que les plus grands savants observent sans pouvoir les comprendre et les expliquer. Et il y a encore, heureusement, du mystère.
Ne sommes-nous pas tous un mystère pour nous-même? Et l’autre n’est-il pas mystère pour celui ou celle qui le regarde? Combien de fois n’avons-nous pas dit ou entendu dire de quelqu’un : « On gagne à le découvrir! » ou « Je n’aurais jamais pensé qu’elle était comme cela, qu’elle savait ou pouvait faire cela ».
Nous savons comment au fronton du temple de Delphes était inscrit le célèbre adage : « Connais-toi toi-même », que Socrate, dit-on, commentait ainsi : « Connais-toi toi-même, et tu connaîtras les dieux et l’univers ». Mais voilà que nous vivons à une époque qui nous a dépouillés de l’illusion de nous connaître nous-mêmes. Freud est passé par là, qui nous a révélé l’existence d’une zone qui échappe à notre conscience et conditionne pourtant nos choix, recèle nos motivations véritables, nous limite dans nos possibilités d’action. Jung aussi est passé par là, qui a créé le concept de persona, en s’inspirant du masque porté par les acteurs du théâtre antique, et qui nous rappelle combien en société, nous sommes des personnages, nous jouons des rôles, nous projetons une image alors qu’une bonne partie de notre être demeure occultée dans ce qu’il appelle notre « ombre ».
La psychologie moderne prend le relais de ce que bien des artistes, en particulier des écrivains, avaient entrevu ou saisi. La Bible en recèle pour nous plusieurs exemples. Il y avait, dans la famille de Jessé, un garçon auquel on ne prêtait tellement pas attention qu’on ne l’a pas présenté, avec ses frères, à Samuel qui cherchait un candidat pour succéder à Saül, le premier roi d’Israël. Heureusement, Samuel savait, nous dit le texte biblique, qu’il « ne s’agit pas de ce que voient les hommes : les hommes voient ce qui leur saute aux yeux, mais YHWH voit le cœur » (1 Samuel 16 7). Bien avant Jean-Baptiste, Samuel aurait pu dire : « Au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas ». C’était le petit dernier, celui qui gardait les troupeaux. Et il devait devenir roi d’Israël.
Mille ans plus tard, il y a eu Jésus. Comme Noël va nous le rappeler, il a été un bébé ordinaire né de parents ordinaires. Il a vécu la vie normale d’un charpentier normal dans un village normal. Jusqu’à la fin, son identité véritable est demeurée cachée. C’est un imposteur et un manipulateur, c’est un séducteur, disait-on de lui selon l’historien juif Flavius-Josèphe. C’est un homme habité par Béelzéboul, le prince des démons, disaient d’autres. Il est mort sous un écriteau où Pilate avait nargué les juifs en faisant écrire : Jésus de Nazareth, roi des juifs. Il n’a jamais été évident que Jésus était le Christ, le Messie, comme le proclame Simon quand Jésus pose la question « Qui suis-je? » Il semblerait que lui-même ait progressivement découvert, à partir de son baptême par Jean, « celui qu’il ne connaissait pas », son identité profonde de Fils du Père et de Messie.
Vous avez sans doute remarqué que dans le très court texte sur Jean-Baptiste, une question revenait pas moins de trois fois : « Qui es-tu? » C’est bien celle qui se posait aussi au sujet de Jésus. Il faudra la lumière de la résurrection pour que les disciples reconnaissent en Jésus celui dont avait parlé Ésaïe, le prophète : « Le Seigneur m’a consacré par l’onction (c’est-à-dire : m’a fait messie). Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, guérir ceux qui ont le cœur brisé, annoncer aux prisonniers la délivrance et aux captifs la liberté. Le Seigneur m’a enveloppé du manteau de l’innocence, il m’a fait revêtir les vêtements du salut. » (Ésaïe 61 1.10). et ils ont compris que l’identité de Jésus leur révélait leur propre identité qu’ils ne connaissaient pas, celle d’être à leur tour au service des pauvres, de ceux qui ont le cœur brisé, des prisonniers et des captifs de toutes sortes de dépendance, comme en font foi le chapitre 25 de Matthieu et la longue pratique sociale chrétienne au fil des siècles.
Qui es-tu? c’est aussi la question que nous ne cessons de poser au sujet de Dieu, comme nous l’avons fait tout à l’heure dans la prière « Qui donc est Dieu? »
À l’approche de Noël, Paul nous a invités à aiguiser notre regard sur le monde, sur les autres, sur la vie, sur Dieu et sur nous-même, pour discerner la valeur de toute chose, discerner la valeur de chaque personne et notre propre valeur. Parce qu’il y a, au milieu de nous, dans l’univers, sur notre rue, dans notre famille, en chacun de nous en fait, celui ou celle que nous ne connaissons pas.
C’est aussi le cas pour notre petite communauté chrétienne. Si je ne me trompe pas, c’est dans les récits hassidiques rassemblés par Martin Buber qu’on trouve l’histoire de ce rabbin qui se désolait de ce que sa communauté soit devenue routinière, un peu blasée, et qu’elle soit minée par des divisions internes. Il avait tenté bien des choses pour lui redonner du tonus spirituel, mais sans succès. Il se rendit alors dans une forêt profonde où vivait en ermite un vieux sage qui avait une grande réputation de sainteté. Il exposa la situation au vieux sage qui lui promit de consulter Dieu et de lui revenir rapidement. Trois jours plus tard, il retrouva le rabbin et lui dit cinq mots seulement, en le regardant avec des yeux brillants : « L’un de vous est le Messie ». Et, perplexe, le rabbin retourna à sa communauté. Quand shabbath fut arrivé, la synagogue était plus remplie que d’habitude, car le mot s’était passé que le rabbin était rentré de sa visite au vieux sage. Après le chant des psaumes, il dit d’une voix émue en balayant la salle du regard pour regarder tout le monde : « L’un de nous est le Messie. » Vous imaginez le moment de stupeur, et les regards que les gens se mirent à échanger autour d’eux. Au cours des jours et des semaines qui suivirent, chacun s’interrogeait : « Qui est-ce? Est-ce Guylaine, Daisy ou Jared? Est-ce que ça pourrait être Chloé, Françoise ou Luc? En tout cas, sûrement pas moi. Si les gens savaient sur moi ce qu’ils ne savent pas, ils ne penseraient pas à moi. » Et c’est ainsi que la communauté fut renouvelée; chacun traitait l’autre avec attention et respect, lui manifestait de la gratitude, pardonnait les inévitables maladresses et incompréhensions inhérentes à toute relation humaine et toute vie en groupe.
Pour nous, chrétiens, Noël est la fête de la révélation de qui nous sommes pour Dieu et de qui il est pour nous. Ce dimanche où nous en anticipons la joie, il nous est donné de nous dire : les personnes qui sont autour de moi, mes proches comme les inconnus que je croise sur la rue, sont vraiment des fils et des filles de Dieu. Et quand ce regard devient habituel, alors on est capable d’« être toujours dans la joie, de prier sans relâche et de rendre grâce en toute circonstance » (1 Thessaloniciens 5 16).
Au fond, il nous est bon de savoir qu’au milieu de nous se tient celui que nous ne connaissons pas.
Par Paul-André Giguère
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