Nous le savons, nous vivons souvent en-deçà de nous-mêmes. Et, dans des moments de lumineuse lucidité, nous en souffrons. Et il nous arrive de nous surprendre à nous dire des choses comme « À notre âge, on ne change pas » ou « Que voulez-vous, c’est comme ça »
Cette sorte de résignation, ce sentiment de fatalité qui peut parfois conduire au cynisme, comment pourraient-ils coexister avec cette joie à laquelle notre foi nous convié? Pourtant, c’est justement dans cet écart entre ce que nous sommes et ce que nous pouvons être que brille la parole que nous venons d’entendre ce matin.
Ce n’est pas nécessairement parce qu’ils étaient des hommes mauvais et cupides que les collecteurs d’impôts auxquels s’adressait Jean le Baptiseur profitaient de leur position pour prélever un petit supplément ou acceptaient une enveloppe brune sous la table en échange de quelque passe-droit. Ils n’en étaient peut-être pas très fiers, mais ils se disaient que « c’est comme ça, dans le métier ». Pourquoi ne pas en profiter puisque tout le monde le faisait, c’était bien connu?
Les extraits de la Bible inspirant cette réflexion sont donnés à la toute fin de la prédication. Vous pouvez cliquer sur les liens pour lire les extraits. |
Ce n’est pas nécessairement parce qu’ils étaient des brutes que les militaires et les policiers abusaient du pouvoir conféré par leur fonction en fermant les yeux sur certaines irrégularités, en échange d’une compensation financière, peut-être même en faisant des pressions indues et des menaces pour obtenir des avantages personnels. Ils n’en étaient peut-être pas très fiers, mais ils savaient que « c’est comme ça dans la police ». Comment résister à la tentation puisque tout le monde le faisait, c’était bien connu?
Jean le Baptiseur était porteur d’une Bonne nouvelle. Il annonçait qu’il était déjà en route, Celui qui était plus puissant que lui. Il était proche, comme était proche le Règne de Dieu, selon la version de Marc et de Matthieu. Jean laissait entrevoir qu’un monde différent, un monde meilleur était comme à portée de main. La possibilité était réelle, pour chacun, de vivre autrement, en plein accord avec les aspirations les plus pures de l’être humain. Et voilà que ses auditeurs sentaient vibrer quelque chose en eux. Le désir d’être meilleurs. Et ils demandaient à tour de rôle : « Que devons-nous faire? »
« Partagez! Contentez-vous de votre solde! N’exigez rien de plus que ce qui est fixé! » Devant chacun s’ouvre la possibilité de s’approcher du meilleur de lui-même. Chacun, chacune, quelle que soit sa condition, a la capacité d’aller au-delà de ce qu’il ou elle s’est résigné à être. Toute personne peut accéder à sa transcendance, à son être véritable qui la dépasse.
Ça s’appelait, et ça s’appelle toujours : la conversion.
Se convertir, se détourner, se retourner. Se détourner de soi pour se tourner vers l’autre. Rompre avec la peur du manque. Rompre avec la logique du plus, du toujours plus : plus de vêtements dans le walk-in, plus de réserves dans le congélateur, plus de prestige, plus de pouvoir. Pour plus de sécurité. Rompre avec la convoitise qui nous fait nous préoccuper de nous-mêmes, mus par la peur de manquer de quelque chose. « Si quelqu’un a deux tuniques, qu’il partage avec celui qui n’en a pas; de même, si quelqu’un a de quoi manger, qu’il fasse de même. »
Sur ce point, Jésus ne dira pas autre chose que Jean. Il annoncera la même libération : « Soyez généreux comme votre Père est généreux » (Luc 6 36). « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. Car la vie est plus importante que la nourriture, et le corps plus que le vêtement » (Luc 12 22-23).
Ah! Quelle joie peut être libérée lorsqu’on s’affranchit de la peur du manque et de l’esprit de possession! N’est-ce pas ce dont témoigne Etty Hillesum quand elle écrit dans son Journal, à propos d’un coucher de soleil pourtant semblable à tant d’autres qu’elle avait admirés : « J’ai accueilli dans la joie l’intuition de la beauté de la création divine, en dépit de tout. Ce paysage plein de mystère, immobilisé dans le crépuscule, m’a procuré une jouissance aussi intense qu’avant, mais pour ainsi dire ‘objectivée’ : je ne désirais plus la posséder. »
Paul n’écrit pas autre chose aux Philippiens. Il les invite, et nous avec, à la sérénité. Il leur écrit : « Ne soyez pas inquiets! Pour vos besoins, remettez-vous en à Dieu, et alors, vous connaîtrez la paix de Dieu, cette paix qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer ». Voilà le cœur et la pensée affranchis de l’inquiétude. Et de la convoitise qui prétend neutraliser cette inquiétude. La voici, cette joie imprenable promise par Jésus, qu’il compare à celle de la mère qui reçoit sur sa poitrine le bébé qu’elle vient de mettre au monde dans l’oubli de soi, l’effort et la douleur (Jean 16 21-23).
Oui, nous pouvons laisser monter en nous la joie puisque tout être humain a la capacité de se dépasser. Oui, nous avons la capacité de nous transcender. Par exemple, dans notre extraordinaire capacité de pardonner. Ou dans la possibilité que nous avons de prendre du recul, de la distance, pour apprécier avec justesse la réalité. Non, cet au-delà de nous-mêmes n’est pas inaccessible. La parole de Jean le Baptiseur, celle de Paul celle de Jésus, le font vibrer en nous. La soif d’habiter notre vérité d’homme ou de femme n’est pas utopique.
Voilà comment le Seigneur vient, il est presque là. Le Règne de Dieu est proche.
« Joyeux Noël », allons-nous bientôt dire et chanter. Puissions-nous aussi l’éprouver, cette joie. Et l’exprimer, dans notre décentrement et notre générosité. C’est beau, cette tradition des guignolées et des cadeaux quand elle est vécue comme un moment où l’on s’ouvre au don. Bien sûr, cela pourrait et devrait se vivre toute l’année. Mais reconnaissons comme il est bon et grand de faire l’expérience de ce qu’aurait dit Jésus, selon saint Paul : « Il y a plus de bonheur, plus de joie à donner qu’à recevoir » (Actes des apôtres 20 35).
Oui, notre vie est une oscillation perpétuelle entre les moments où nous vivons en-deçà de notre être véritable et ceux où nous habitons le meilleur de nous-mêmes, cet au-delà du moi qui s’appelle amour. Et don. Et joie. Si vous le voulez, c’est sur un autre extrait du Journal d’Etty Hillesum que nous terminerons cette prédication et entrerons dans notre méditation personnelle : « Mon Dieu, je te remercie de m’avoir faite comme je suis. Je te remercie de me donner parfois cette sensation de dilatation qui n’est rien d’autre que le sentiment d’être pleine de toi.
Par Paul-André Giguère
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