Ils ont tellement raison. Ils ont tellement raison, les habitants de son village, qui sont frappés d’étonnement alors que Jésus enseigne dans leur synagogue. Leur synagogue? Sa synagogue, après tout, celle qu’il avait coutume de fréquenter avec eux depuis sa tendre enfance. Jusqu’à ce jour où après avoir mis sur la porte de sa boutique une affiche « Fermeture temporaire », il était parti en Judée, attiré par la réputation de Jean, qui enseignait dans le désert, près du Jourdain, et y plongeait les gens, disait-on, en signe de changement de vie.
Les extraits de la Bible inspirant cette réflexion sont donnés à la toute fin de la prédication. Vous pouvez cliquer sur les liens pour lire les extraits. |
Et oui, il avait changé de vie, lui aussi. Il n’était plus revenu au village et sans doute quelqu’un d’autre avait repris son atelier. Il paraît qu’il s’était établi chez un pêcheur de Capharnaüm et qu’il allait maintenant de villes en villages en enseignant sur les places et dans les synagogues que le « Règne de Dieu » était proche. On disait même qu’il suffisait de l’entendre et de le rencontrer pour aller mieux, même quand on était malade ou infirme.
Et maintenant, il était là, chez eux, chez lui, en quelque sorte. Maintenant ils l’entendaient de leurs propres oreilles. Ils se regardaient, sans comprendre, et après le culte, les discussions allaient bon train sur le perron de la synagogue. Ce n’est pas ce qu’il avait dit qu’ils ne comprenaient pas. C’était ce changement de vie. À part le fait qu’il ne se soit pas marié, il avait mené jusque là une vie parfaitement normale. Avec une clientèle assurée, il savait subvenir à ses besoins. Qui c’était, ce Jean Baptiste qui lui avait mis ces idées religieuses dans la tête? Quelle sorte de gourou l’avait séduit pour qu’il change ainsi sur un coup de tête?
Sa mère, Marie, ses quatre frères Jacques, Josès, Jude et Simon et leurs sœurs, on ne peut pas dire qu’ils étaient fiers. Certains avaient même cherché une fois à le ramener de force à la maison (3 21). Une autre fois, il les avait snobés en disant à ses admiratrices et ses admirateurs qui l’entouraient : « Qui sont ma mère et mes frères? » Et les désignant de la main, il avait dit : « Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère » (3 31-35). Est-ce que ce n’est pas par là que commencent les sectes : en coupant leurs recrues de leurs familles?
Ils ont tellement raison. Ils ont tellement raison, les membres de sa famille et les habitants de son village.
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Nous en connaissons tous, des femmes et des hommes qui, après un départ « normal » dans la vie, ont tout laissé tomber pour suivre leur rêve. Parfois, c’est une fuite, parce que tout va de travers. Mais souvent, c’est parce qu’ils ou elles ne veulent pas passer à côté de leur vie. Souvent, c’est parce que leur patrie, c’est la vie.
C’est ce qui est arrivé à Ézéchiel, prêtre fils de prêtre, tout entier consacré, comme ses collègues, au maintien de l’ordre religieux. À un moment critique, voici qu’Ézéchiel s’est dressé, s’est tenu debout1. Il est devenu lanceur d’alerte, objecteur de conscience et sentinelle vigilante de la fidélité de son peuple. On disait prophète dans ce temps-là.
C’est ce qui est arrivé à Saül, le brillant étudiant de l’école rabbinique, le militant intransigeant des valeurs de la Loi. Obsédé par la menace à l’ordre que représentaient à ses yeux; les disciples de Jésus, il découvre soudain que son zèle l’épuise et l’étouffe; et il voit en un éclair que ce qu’il cherche au prix de tant d’efforts peut être donné par pure grâce. Délaissant alors même le nom hébraïque que lui avait donné sa famille, il assume son surnom romain de Paul et devient le messager de la grâce universelle accordée aux non juifs comme aux juifs.
Pensez encore comment ont changé de vie Moïse, le meurtrier qui était devenu berger, Ruth, la veuve étrangère, David, le jeune berger musicien, Amos, qui était cultivateur, Esther, la cousine pudique et effacée de Mordecaï, Lévi, qui était fonctionnaire, Simon et André, Jacques et Jean, les pêcheurs. Toutes, tous, ont choisi la vie.
Comme Abram aux premières pages de l’histoire biblique, ils ont répondu à l’appel fondateur qui est presque un ordre : « Va vers toi-même2 ». Chacun, chacune à sa manière, ont dit oui à la vie. À la vie vraie. Il faut beaucoup aimer la vie pour rompre avec le familier et sortir des sentiers battus. Pour saisir la vie là où elle se trouve. Tous ces témoins illustrent éloquemment, chacune, chacun à leur manière, la consigne paradoxale de Jésus : « Qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile, la sauvera3. » Car selon la sagesse évangélique, c’est en allant vers l’Autre, le dépaysant, le dérangeant, qu’on va vers soi. C’est en se décentrant qu’on accède à son centre.
Cela vous est peut-être arrivé, à vous aussi, de quitter un endroit, ou une personne, ou un emploi, ou une habitude, parce que, plus ou moins confusément, vous compreniez qu’en continuant, vous pourriez passer à côté de votre vie. À côté de la vie. Cela vous est peut-être arrivé de devoir subir le regard interrogateur, réprobateur, peut-être, des autres dérangés par votre soudaine liberté. Et il pourrait nous arriver encore à tous d’être interpellés par une situation collective et publique inédite, ou par les besoins soudainement criants d’une personne proche de nous, et d’éprouver que choisir la vie, cela impliquera de changer quelque chose d’acquis et de précieux de notre propre vie.
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Le texte de l’évangile d’aujourd’hui commence par ces mots : « Jésus vient dans sa patrie, et ses disciples le suivent. » À la différence du reste du texte, c’est au présent que Marc a rédigé cette phrase. Parce qu’aujourd’hui encore, « Jésus vient dans sa patrie et ses disciples le suivent. » Sa patrie, là où il nous entraîne, c’est la vie vraie. Sur ce chemin, nous ne sommes pas seuls. Par notre vie communautaire et notre témoignage personnel souvent très discret, nous sommes les uns pour les autres inspiration, soutien, réconfort et lumière.
Dans notre présence les uns aux autres, dans notre présence dans cette ville, notre vie cherche à dire à tous, du mieux que nous pouvons : « Choisis la vie! »
TEXTES BIBLIQUES
1 Ézéchiel 2 1-2.
2 Genèse 12 1.
3 Marc 8 35.
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