Photo : P.-A.G.
Nous serons bientôt en campagne électorale. Dans notre système politique, un élément clé est le ou la chef de parti, qui cristallise en quelque sorte l’attention médiatique. On vote Trudeau, Legault ou Labeaume, et les partis sans chef sont à la recherche de la perle rare. Et qu’est-ce que c’est, cette perle rare? C’est le ou la leader charismatique, une espèce de messie ou de sauveur qui concentrerait en sa personne les attentes de la population et rallierait le plus grand nombre d’électeurs. Un peu comme on l’a vu avec Jack Layton il y a quelques années.
Les extraits de la Bible inspirant cette réflexion sont donnés à la toute fin de la prédication. Vous pouvez cliquer sur les liens pour lire les extraits. |
Regardons d’un autre côté. Au cours des dernières semaines, un nouveau film québécois est apparu sur nos écrans : « Fabuleuses », qui explore l’attraction qu’exercent les médias sociaux avec, entre autres, les phénomènes des influenceurs ou influenceuses, et de la course aux « j’aime » ou « likes ». Le but, parfois l’obsession, des influenceurs comme celui des blogueurs, c’est, on le sait, avoir le maximum de « followers » ou d’abonnés.
Qu’il s’agisse de vedettes de la radio ou de la télé, de personnalités politiques ou de groupes de musique, ils ont en commun la capacité de carburer à l’enthousiasme, parfois l’adulation, de leurs fans. Leurs inconditionnels. D’une manière stratégique souvent très sophistiquée, ils soignent leur image et visent à ce que « tout le monde en parle ».
Clairement, Jésus ne joue pas dans ce film-là. Il n’est pas de ceux qui rêvent d’avoir le maximum de « followers ». C’est tout le contraire. Au lieu d’inciter à cliquer rapidement pour s’inscrire au nombre de ses amis, il répète : « Commence par t’asseoir ».
On dirait que Jésus fait tout pour décourager ceux et celles chez qui il a éveillé un désir profond. Les paroles qui sont proposées à notre attention ce matin sont scandées par une triple répétition : « ne peut pas être mon disciple ». Pouvez-vous imaginer un site ou une page Web où on répèterait les conditions sans lesquelles on ne peut pas s’abonner? Cette stratégie de la douche froide est une pédagogie un peu brutale. Elle me fait penser à celle des maîtres koan-zen qui visent à déstabiliser le disciple en maniant l’illogisme et la contradiction.
Cette attitude de Jésus est un des nombreux traits auxquels je reconnais en lui un véritable maître spirituel. Le maître spirituel authentique ne cherche pas à être aimé. Il n’attache pas les disciples à sa personne, comme trop de « gourous » qui exploitent à leur avantage la crédulité et l’idéalisation et qui profitent de la situation car ils ont besoin de quelqu’un qui dépende d’eux. Certes, Jésus accepte qu’on l’appelle « Rabbi – maître » et il est parfaitement conscient de son pouvoir d’attraction. Luc nous l’a dit : ce sont « de grandes foules » qui font route avec lui (14 25).
Mais Jésus n’est pas prisonnier de ses admirateurs. Il n’est pas non plus captif de son image de maître spirituel. Lui, il avait été lui-même disciple d’un véritable maître, Jean-Baptiste. Et il avait sûrement observé comment ce dernier accueillait les « foules » qui venaient se faire baptiser par lui. Il leur lançait : « Engeance de vipères… produisez des fruits qui témoignent de votre conversion » (Luc 3 7-8). Autrement dit, loin de chercher à plaire, Jean-Baptiste renvoyait les gens à leur conscience et à l’authenticité de leur démarche et n’en masquait pas les exigences.
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Il existe une grande constante dans l’histoire de la spiritualité. Les grandes traditions reconnaissent qu’on ne va pas très loin sur le plan spirituel si on ne s’attache pas, à un moment de sa vie, à un maître spirituel. Rabindranath Tagore s’écrie avec raison : « Ô insensé, qui essaies de te porter sur tes propres épaules! Ô mendiant, qui viens mendier à ta propre porte ! » Mais elles reconnaissent aussi que le véritable maître utilise l’énergie qui vient de l’attachement et de la confiance dont il est l’objet pour en faire le carburant d’une démarche d’autonomisation de ses disciples qui finira par les détacher de lui. Une parole attribuée à Jean-Baptiste le formule bien : « Il faut qu’il grandisse et que moi, je diminue » (Jean 3 30).
C’est exactement ce qu’à la suite de Jean-Baptiste fait Jésus. Il renvoie constamment ses disciples à eux-mêmes, comme le montrent les deux petites paraboles de celui qui a le projet de bâtir une tour et du roi qui a une décision à prendre sur le plan militaire. À travers ces deux paraboles, Jésus donne la même consigne : « Commence par t’asseoir » (versets 28 et 31). Commence par t’asseoir. Pour calculer. Pour faire un bilan. Pour considérer. Pour anticiper.
Sans cela, c’est l’échec assuré. L’enthousiasme et la ferveur peuvent être authentiques mais rester un élan superficiel. Cela me fait penser au grain qui, dans la parabole du semeur, tombe sur la pierre : « Ceux qui sont sur la pierre, dit l’évangile, ce sont ceux qui accueillent la parole avec joie lorsqu’ils l’entendent; mais ils n’ont pas de racines : pendant un moment ils croient, mais au moment de la tentation [ou de l’épreuve], ils abandonnent » (Luc 8 13).
Un visage de « la tentation », l’épreuve, selon la tradition biblique qui est celle de Jésus, c’est celle de la nécessaire rupture. Sur le plan spirituel comme sur le plan psycholo-gique, il n’y a pas d’avancée sans rupture. Ainsi débute l’aventure humaine, ainsi débute l’aventure spirituelle. Il est dit au père et à la mère de l’humanité : « L’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme » (Genèse 2 24). L’homme qui cherche sa mère dans sa compagne, ou la femme qui cherche son père dans son compagnon, ça ne fait pas un couple fort.
De même, il est dit au père des croyants : « Va vers toi en quittant ton pays, ta famille et la maison de ton père pour le pays que je te ferai voir » (Genèse 12 1). Il faut quitter d’abord. Couper le cordon, rompre les amarres. Et cela, nous rappelle ce matin Jésus, peut impliquer une incompréhension ou une résistance rencontrée au sein de sa propre famille, comme nous l’avons vu dans la prédication d’il y a trois semaines. Jésus prévient « les grandes foules » enthousiastes qui font route avec lui que se mettre à son école pourrait les mettre en tension, voire en conflit, avec « leur père, leur mère, leur femme (ou leur mari), leurs enfants, leurs frères, leurs sœurs, et même mettre en danger leur propre vie » (v.26).
Nous qui sommes ici ce matin, nous sommes des « followers », c’est-à-dire que nous aussi, nous avons entendu, dans des circonstances et sous des modalités extrêmement diverses et personnelles, la parole « Viens, suis-moi » ou « Si quelqu’un veut venir à ma suite… » Voilà ce qu’est « être chrétien, être chrétienne » : ce que les anglophones appellent discipleship, vivre dans la suite de Jésus. Plusieurs d’entre nous auraient des histoires à raconter et un témoignage à donner de ce qu’a impliqué et implique leur fidélité à Jésus.
Nous reconnaissons en tout cas sans peine cette dynamique dans ce que Paul a vécu et dont il témoigne si joyeusement dans l’extrait de sa lettre aux Philippiens que nous avons entendu tout à l’heure. Tout ce à quoi il était attaché, tout ce qui lui permettait de se valoriser, tout ce autour de quoi il avait patiemment construit sa vie, tout cela il l’a considéré comme une perte à cause du Christ. « Oui, je considère que tout est perte en regard de ce bien suprême qu’est la connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur. À cause de lui j’ai tout perdu, et je considère tout cela comme ordures afin de gagner Christ et d’être trouvé en lui, » (Philippiens 3 7-9).
Alors ce matin, prions les uns pour les autres, et prions pour tous les humains. Prions pour que par les chemins que Dieu choisit, et pour nous c’est marcher sur les pas de Jésus, tous accèdent à une liberté intérieure suffisante pour parvenir là où les pousse leur désir le plus profond. Un désir qui se révèle être, en réalité, la réponse à un appel venu du large qui nous tire en avant.
Amen.
LECTURES BIBLIQUES
Lettre de Paul aux Philippiens 3 7-14
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