« Le temps qu’il fait sur mon pays, j’aime à le dire, me faut le dire! Le temps qu’il fait sur mon pays, j’aime à le dire à des amis », chantait Gilles Vigneault. Quel temps fait-il sur votre pays intérieur? Quel temps fait-il sur notre communauté de foi?
Les extraits de la Bible inspirant cette réflexion sont donnés à la toute fin de la prédication. Afin de l’apprécier pleinement, il est préférable de lire, au préalable, les textes bibliques dans la version TOB, accessibles via le site http://lire.la-bible.net/. |
Il faut bien le reconnaître, le temps qu’il fait sur nos vies personnelles et collectives ressemble bien souvent à celui que nous avons cet été : instable, imprévisible, capricieux. Les embellies ne durent pas comme nous le voudrions, et les heures de grisaille se transforment en semaines sans soleil et sans chaleur. Ou encore, subitement, nous étouffons sous le facteur humidex.
Nous pouvons tous nous reconnaître dans ces disciples qui « se battent à ramer contre le vent qui leur était contraire ». Les premiers lecteurs en tout cas s’y retrouvaient. C’était la communauté chrétienne de Rome pour laquelle Marc compose son évangile en assemblant les matériaux épars d’une tradition orale de plus de trente ans. Cette Église se relevait péniblement de la persécution de Néron au cours de laquelle des dizaines de ses membres avaient été mis à mort, dont peut-être Pierre et Paul. Chaque membre avait perdu un parent ou un ami. Même après la fin de la persécution, chacun s’exposait à être stigmatisé ou embêté si son appartenance au Christ était connue.
Les chrétiens de Rome de la fin des années 60 ne comprenaient rien à ce qui leur arrivait. Ils n’étaient pour rien dans l’incendie de Rome dont on leur avait fait porter la responsabilité. Pourquoi ces souffrances alors qu’ils ne cherchaient qu’à être des citoyens modèles vivant dans l’amour les uns des autres et la confiance joyeuse d’être sauvés?
Notre situation est bien différente. Tout le monde n’est pas persécuté jusqu’à la mort, mais dans toute vie personnelle ou collective, il est inévitable de se retrouver, certains jours, complètement désorienté en raison d’une situation inconfortable, parfois même désespérée : rupture amoureuse, maladie grave, perte de revenus, solitude extrême, que sais-je? Une impasse dans laquelle on n’a évidemment pas choisi de se retrouver, dans laquelle on est entré bien malgré soi. Combien de fois ne sommes-nous pas, comme les disciples, mais aussi comme Jésus à Gethsémani, seuls dans la nuit, sans comprendre ce qui arrive et impuissants à modifier le cours des choses?
Devant cette constante implacable de l’existence, plusieurs personnes concluent à l’absurdité de la vie. Elles sont démobilisées. Elles cèdent au désespoir ou au cynisme, tombent dans le fatalisme ou fuient dans la facilité.
Face à cela, les croyants, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans, disent : « Nous ne sommes pas seuls ». On trouve dans les textes sacrés des trois grandes religions monothéistes des paroles qui disent, chacune à leur façon : « Courage, c’est moi, n’ayez pas peur ». Ce sont des paroles réconfortantes. Mais ce sont aussi des paroles fragiles, vulnérables. Sur quoi reposent-elles? Quelles preuves apportent-elles de leur véracité? Ces paroles ne s’imposent pas avec la puissance d’un vent de tempête ou celle d’un tonnerre assourdissant. Elles ressemblent plutôt au « son d’un souffle ténu », à « une voix de fin silence », comme nous l’avons entendu dans le récit de la rencontre d’Élie et du Dieu de la foi.
Le texte de l’évangile que nous venons d’entendre est riche d’éléments éclairants pour nos vies que la dureté de l’existence ébranle. Regardons-le attentivement pour voir comment il jette de la lumière sur la tempête que traversait la communauté romaine et sur toutes nos tempêtes.
On peut commencer en observant comment Marc a rédigé ce récit pour mettre en évidence la maîtrise totale de Jésus sur la situation : voyez comment sous sa plume, il oblige les disciples, il renvoie et congédie la foule, il part prier, il voit les disciples au large, il vient vers eux en marchant sur la mer, il s’apprête à passer devant eux, il leur parle, il monte avec eux. C’est bien lui qui dirige l’action et fait avancer le récit. Il est le maître.
Le récit de Marc commence par une phrase en apparence purement anecdotique : Jésus obligea ses disciples à remonter dans la barque. Deux verbes, qui peuvent surprendre : obliger et remonter. J’aime que la TOB ait choisi d’écrire « remonter » dans la barque, plutôt que simplement « monter »; en suggérant que les disciples étaient d’abord descendus de la barque, « remonter » rappelle que quelque chose devait maintenant se continuer. Plus haut, dans ce chapitre 6, le déplacement de la petite troupe avait en effet été interrompu : alors que Jésus les amenait se reposer à l’écart à la fin de ce qu’on pourrait appeler leur premier stage pratique, pris de compassion il s’était laissé toucher par la foule affamée de parole et de pain. Mais maintenant, il n’était manifestement pas question pour lui que ses disciples s’attardent dans l’euphorie qui suivait la multiplication des pains. Le maître Jésus les « oblige » « aussitôt », précise Marc, à remonter dans la barque pour qu’ils se rendent là où il veut les conduire : « sur l’autre rive ». Là où on voit les choses d’un œil autre, d’un point de vue différent. En fait, tout l’évangile de Marc tourne autour de cette conversion du regard, dont la communauté romaine avait tellement besoin. Une parole-clé, que nous verrons peut-être dans un prochain dimanche, le résume bien. Il s’agit de la scène où Simon Pierre reprend Jésus qui vient d’annoncer sa fin tragique. « Tu vois les choses de manière humaine et non de manière divine » (8 33), lui rétorque-t-il sèchement ou, si on veut, tu ne sais pas encore voir la réalité avec les yeux de Dieu.
Jésus n’a rien d’un gourou complaisant. Il est un maître exigeant. Marc fait tout pour nous faire comprendre que l’initiation des disciples, et peut-être la nôtre, en est encore à ses tout débuts. Voyez les verbes dont, sous sa plume, ils sont les sujets : ils se battent à ramer, en voyant Jésus ils croient à un fantôme, ils poussent des cris, ils sont affolés, ils sont extrêmement bouleversés, ils n’avaient rien compris, leur cœur était endurci!
Ce dans quoi Jésus les entraîne, comme un entraîneur, ce dans quoi il nous entraîne nous aussi, c’est un revirement total dans notre façon de voir Dieu, de nous voir nous-mêmes et de comprendre nos rapports avec lui, mais aussi un revirement total dans notre façon de voir la réalité. Une « conversion ». Exigeante. Permanente. Ici, la tradition chrétienne est en accord avec toutes les grandes traditions spirituelles, pour qui la transformation intérieure implique de surmonter d’énormes résistances à l’extérieur mais surtout à l’intérieur de soi. « Ramer contre le vent contraire » est le lot inévitable de tous les chercheurs d’absolu.
Le regard neuf auquel Jésus initie les siens, seul Dieu peut nous le donner. Par grâce. Pour parler le langage biblique, il faut pour cela qu’il « passe devant nous ». C’est par ce verbe, « passer devant », que la Bible parle de la révélation intime de Dieu à Moïse (Ex 33 21-23), puis à Élie (1 R 19 11). Marc a aussi choisi ce verbe. La TOB a traduit par « il allait les dépasser », ce qui suggère que Jésus veut les amener plus loin. Mais on peut aussi traduire par « il allait passer devant eux » pour dire qu’une révélation divine va se produire. À l’appui de ce sens, on peut noter en effet que la peur dont il est question dans le texte n’est pas la peur de la tempête, la peur de se noyer, comme dans le récit de la tempête apaisée du chapitre 4 de Marc. C’est plutôt l’ébranlement et la crainte que produit tout contact avec le sacré, avec le divin, signifié ici par la marche sur la mer.
Dans leur impasse, les disciples, et nous avec eux, sont donc bénéficiaires d’un passage divin. Le passage de celui qui, « venant vers eux », dit le texte, « monte auprès d’eux » dans leur barque. Le divin de la Bible, c’est le divin qui vient vers nous pour être avec nous, auprès de nous. Voilà qui nous fait dire : « nous ne sommes pas seuls ». « Confiance! C’est moi, n’ayez pas peur ». Par la foi, par la confiance, vous cesserez d’être bouleversés, vous serez apaisés.
Cela a une implication très concrète pour nous, une implication que nous suggère la conclusion de notre récit, une conclusion rédigée par l’évangéliste Marc : « Ils étaient extrêmement bouleversés. En effet, ils n’avaient rien compris à l’affaire des pains, leur cœur était endurci. ». Pour Marc, la multiplication des pains n’était pas une parenthèse dans l’initiation des disciples. C’est une leçon, mais ils en étaient encore à l’écorce de l’événe-ment. Ils n’avaient pas encore compris que pour Jésus, la compassion, qui avait interrompu leur voyage, passe avant toute autre chose, dût-elle interrompre même leur initiation. Ils n’avaient pas compris l’importance de se faire proche de la grande foule que leur regard non transformé ne leur avait pas fait voir, comme Jésus, telle des « brebis sans berger ». Ils n’avaient pas compris que le pain ne tombe pas du ciel mais que c’était à eux de donner eux-mêmes à la foule de quoi manger.
Ils ne comprenaient pas encore que c’est à l’humain de se faire proche de l’humain, que c’est par l’humain proche de l’humain que Dieu se fait proche de l’humain, comme il s’est fait proche en cet homme Jésus qui, dans notre nuit, « vient vers nous » et « monte près de nous ».
Puissions-nous comprendre à notre tour que nos vies n’ont de sens que données, données sous le signe de la compassion active. Que comme individus et comme communauté, nous sommes destinés à « venir vers » ceux et celles qui, dans la nuit, « se battent à ramer contre le vent », et à « monter avec eux ». Notre présence silencieuse, ou nos mots même malhabiles, ou la main posée sur l’épaule, pourront peut-être, alors, signifier cette parole que nous avons accueillie nous-mêmes au plus profond de nous : « Confiance. C’est moi. N’ayez pas peur. »
Par Paul-André Giguère
LECTURES BIBLIQUES
1 R 19,1-13a
Marc 6,45-52.
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