Quand on y pense bien, le temps du Carême, cette longue marche nous menant à Jérusalem, débute d’une drôle de manière. Plutôt que d’y aller en douceur, progressivement, voilà qu’on nous envoie en terrain miné. Qui, entre vous et moi, aurait l’idée de nous faire courir un marathon en débutant, par exemple, avec l’escalade d’une montagne ? Écoeurés, fatigués, même la descente et la route à plat avant le point d’arrivée nous seraient profondément pénibles.
En effet, commencer le Carême en nous rendant au désert avec Jésus… Faut le faire ! Les coachs spécialisés en bien-être vous diront la même chose : c’est clairement pas une bonne stratégie de croissance personnelle. C’est la recette parfaite pour nous casser la gueule.
Toutefois, il semble que l’Esprit saint soit un expert dans ce genre de plan qui paraît complètement fou de prime abord, mais qui pourrait révéler une certaine sagesse biblique. Alors que la sagesse populaire, elle, choisirait certainement un autre chemin, l’Esprit nous fait plutôt débuter par un moment d’épreuve fort significatif dans la culture judéo-chrétienne.
Des sorties du désert, Dieu sait qu’il y en a eu plusieurs au cours de l’histoire sainte. On aura qu’à penser à Moïse et le peuple qui errèrent pendant quarante ans dans le désert. On peut aussi nous souvenir de Élie qui, après avoir royalement manqué la cible, cria à Dieu, au milieu du désert, sa désespérance et sa honte de lui-même. Dans la culture judéo-chrétienne, le désert n’est pas qu’un lieu d’épreuve, mais aussi un certain espace spirituel où, seuls avec nous-mêmes, on en vient à faire vérité sur soi-même.
Dans le manque – la faim et la soif, la solitude et la fatigue – notre véritable nature se dévoile, dans ses hauts comme dans ses bas. Ce n’est pas pour rien que le désert, dans les Écritures, est ce lieu par excellence où on gagne en humilité face à Dieu. En sommes, le premier arrêt qui nous est proposé par l’Esprit en ce temps du Carême traduit en fait une invitation à la purification où chacun et chacune se retrouve face à soi-même, tels que nous sommes. Se pourrait-il que nous ayons quelque chose à reconnaître de nous-mêmes et que seul le désert puisse nous révéler ?
Alors que je lisais et préparais le culte au cours de la semaine, je me suis surpris à faire un étrange constat par rapport au récit des tentations au désert. Jésus n’est décidément pas dans une très bonne posture. Seul dans le désert pendant 40 jours après avoir été baptisé, voici qu’il ressent la faim et que c’est à ce moment précis que le Diable fait son apparition.
Le Diable – signifiant l’esprit de division – soumet Jésus à une série de tentations quand même assez bien connues. Néanmoins, ce qui peut nous surprendre ce soir, c’est de voir à quel point ces trois tentations ont quelque chose en commun. Quelque chose qui concerne tout autant Jésus que nous-mêmes.
« Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. »
« Je te donnerai tout ce pouvoir avec la gloire de ces royaumes […] si tu m’adores. »
« Jette-toi d’ici en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi ordre à ses anges de te garder. »
Un seul et même enjeu lie ces tentations-là, c’est-à-dire la toute-puissance, celle de se servir soi-même plutôt que de laisser Dieu agir en toute liberté. N’est-ce pas là, d’ailleurs, le danger de nos propres tentations qui, parfois, nous rendent enclins à manquer la cible ?
On pourrait expliquer cette ruse du Diable qui tente Jésus comme un simple moyen de le détourner de sa mission. Jésus est fils de Dieu, alors le Diable aurait toutes les raisons de le tenter pour arriver à ses fins ! Toutefois, il y a quelque chose de beaucoup plus subtil en jeu dans ce texte-là. Subtilité qui nous renvoie à notre propre fragilité ainsi qu’à celle de Jésus.
Sachant que les Évangiles sont non pas des biographies strictement parlant, mais des textes qui essaient de nommer, expliquer et relater le mystère de Jésus, mort et ressuscité, ce récit des tentations au désert me rappelle étrangement l’épreuve de la crucifixion. Tout puissant, Jésus aurait pu étancher sa propre soif et sa propre faim, décider du sort d’autrui d’une main de fer et forcer Dieu à le secourir, lui, qui, pour reprendre le terme de Jésus, l’abandonna. Ce récit évoquant la dernière tentation du Christ traduit en fait les désirs d’un coeur blessé dans lequel émerge le désir de la toute-puissance.
Frères et sœurs, nous ne sommes pas bien différents de Jésus. Lorsqu’on vit le manque, lorsque notre coeur blessé doit faire face à ses peurs viscérales, nous sommes portés nous aussi à être tenté par les solutions expéditives. En ce temps du Carême, nous sommes invités à plonger avec Jésus dans notre être pour sonder notre coeur et mieux découvrir les pans d’ombres qui sont les nôtres. Ces aspects moins reluisants de notre être se révèlent dans nos tentations qui traduisent nos blessures et nos peurs viscérales, celles qui sont conscientes comme celles inconscientes.
En sommes, l’Esprit de division est en fait un reflet inavouable de soi, cette part cachée qui émerge lorsque nous sommes seuls face à nous-mêmes. Quelles sont-elles, ces tentations qui nous agitent ? Quels sont ces désirs qui nous rongent et nous portent à manquer la cible ? Je ne peux pas répondre à votre place, mais j’ose dire que le Carême est le bon moment pour se poser la question.
La découverte de soi-même est un bel objectif du temps de Carême où nous marchons avec Jésus jusqu’à la croix pour ensuite entrer dans la vie nouvelle. Toutefois, on pourrait se poser la question, une fois qu’on a identifié les blessures de notre coeur et les tentations qui en découlent, comment, diantre, s’en défaire ! N’en déplaise à personne : c’est un travail de longue haleine qui dure toute une vie. Je dirais même que cet ouvrage de la conversion est à répéter encore et encore. Nos blessures et notre inconscient sont des aspects de soi très difficiles à soigner.
Il se trouve néanmoins quelque chose d’intéressant dans les récits que nous avons étudiés plus tôt et qui pourrait nous mettre la puce à l’oreille quant à un possible remède à long terme. D’une part, Jésus a répondu aux ruses du Diable en évoquant la toute-puissance de Dieu seul. S’il peut être nourri, s’il peut avoir sa place dans le monde et être secouru, ce n’est pas par sa volonté à lui, mais bien celle de Dieu. Jésus résiste à la tentation de la toute-puissance en nommant celle de Dieu et en se confiant entièrement à lui. D’autre part, dans le Deutéronome cette fois, on découvre une sorte de liturgie qui structure l’offrande des prémisses ainsi qu’on long répond. On peut supposer entre les lignes que le peuple au désert avait un besoin fondamental de se souvenir de son histoire pour mieux recalibrer le tir.
« Mon père était un Araméen errant. Il est descendu en Égypte, où il a vécu en émigré avec le petit nombre de gens qui l’accompagnaient. Là, il était devenu une nation grande, puissante et nombreuse. Mais les Égyptiens nous ont maltraités […] Nous avons crié vers le SEIGNEUR […] [Il] nous a fait sortir d’Égypte […] il nous a fait arriver en ce lieu. »
Quoique le ton colonialiste de ce texte peut nous agacer, reste que cette invitation à faire vérité sur son histoire, sur soi-même et son coeur blessé permet au peuple de résister au désir de toute-puissance où le « je » prétend décider pour l’autre et mettre Dieu à l’épreuve. Nous sommes bien plus petits que nous le pensons et rien, au final, ne nous distingue de l’émigré. Notre vie, notre joie et notre devenir dépendent du Seigneur. Au final, ce qui peut nous aider à résister à la tentation de laisser nos blessures décider de nos actions consiste à nous rappeler la grâce de Dieu et toutes les œuvres qu’il a accomplies dans notre vie.
Ultimement, ce que je nous souhaite en ce temps du Carême, c’est de prendre un moment d’arrêt. Il n’y a rien de mieux, selon l’Esprit, qu’une marche au désert pour sonder nos coeurs en toutes profondeurs. Que cette période d’épreuves et de découvertes nous mène à bon port et nous fasse découvrir la vérité… et la vie.
Qu’il en soit ainsi selon notre foi.
Amen
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