Photo : P.-A.G.
L’évangile d’aujourd’hui commence par ces mots : « En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance. » J’avoue que je ne m’étais jamais arrêté à cette première phrase. Dès le début, le texte nous dit que Jésus est celui qui voit. Dans ce récit où il est abondamment question de voir et d’être aveugle, Jésus est le voyant qui donne la vue, alors que les uns apprennent à voir, les autres refusent de voir.
Les extraits de la Bible inspirant cette réflexion sont donnés à la toute fin de la prédication. Vous pouvez cliquer sur les liens pour lire les extraits. |
Les grands récits bibliques comme celui-ci sont tout sauf anecdotiques. Il ne s’agit pas de ce qui est arrivé il y a très longtemps à Jérusalem à un obscur individu demeuré anonyme. Il s’agit de ce qui arrive, ou peut arriver, à chacune ou chacun de nous.
Quand il s’agit du sens de l’existence humaine, ne sommes-nous pas tous aveugles de naissance? Quand il s’agit de savoir la route à suivre, ne nous souffrons-nous pas tous de cécité? Certains attribuent cela au péché, originel ou non. Jésus refuse de comprendre les choses ainsi, comme il le dit d’emblée. Il refuse la fatalité, le « c’est comme ça on n’y peut rien », parce que la fatalité commande et justifie la passivité. Le récit d’aujourd’hui est de manière éclatante révélation de la gratuité et de la gracieuseté de Dieu. Sans que l’homme ait rien demandé, Jésus s’arrête. Il fait de la boue avec sa salive, et cela me rappelle le geste du créateur qui tire de la glaise le premier humain. Il envoie l’infirme à une piscine, et cela me rappelle le baptême.
Nouvelle création.
Nouvelle naissance.
Nouvelle création, nouvelle naissance… Face à la crise climatique, qui demeure l’angle de notre carême, difficile de penser nouvelle création alors que la création semble se défaire sous nos yeux. Face à la crise de la Covid19, difficile de penser nouvelle naissance, alors que c’est la mort qui se fait menaçante.
Et si les crises étaient des manières de nous ouvrir les yeux?
Ce que j’observe, comme vous, c’est qu’en situation de crise, il y en a qui ne veulent pas voir. Certains vont nier qu’il existe une crise, climatique ou sanitaire, ou alors en relativiseront la gravité; certains iront même jusqu’à attaquer les personnes qui révèlent la situation. Nous entendons cela chaque jour depuis des semaines aux bulletins spéciaux d’information. Et souvent, malheureusement, en haut lieu.
N’est-ce pas quelque chose d’analogue que nous observons dans l’évangile d’aujourd’hui? Observez comment réagissent d’abord « les gens du voisinage et ceux qui auparavant avaient l’habitude de voir [l’aveugle] » (v.8). Ils se questionnent, et par trois fois. Ils se demandent si c’est lui ou quelqu’un qui lui ressemble. Ils demandent qu’est-ce qui est arrivé et comment. Et ils demandent où est Jésus. Ils cherchent à comprendre ce que cela signifie. C’est bien. Quand on voit autrement une réalité, se questionner est une réaction saine, normale. Nous en savons l’importance à l’heure des fake news.
Par contraste, observez comment les Pharisiens réagissent. Eux aussi posent des questions, mais ce n’est pas pour comprendre. C’est au contraire pour valider des raisons de ne pas croire. Voyez comme ils s’abritent derrière leurs certitudes pour ne pas avoir à changer leur regard : ça s’est passé le jour du sabbat… ce n’est peut-être pas le fils des parents qu’ils ont convoqués, ou il n’était peut-être pas si aveugle que ça, ou c’est Jésus qui est un pécheur, ou « nous savons, nous, que Dieu a parlé à Moïse, mais lui, nous ne savons pas d’où il sort »…
Et nous, quelle est notre attitude devant la crise climatique, ou devant l’ampleur de la crise sanitaire actuelle? Sommes-nous ouverts ou sur la défensive?
La crise climatique et la crise sanitaire nous invitent à ouvrir nos yeux. À sortir de notre aveuglement. Elles remettent en question des façons de voir qui structurent notre société à la manière d’une évidence. Je donne trois exemples. 1. L’impératif ou le dogme de la croissance infinie, auquel est soumise toute notre économie. 2. La certitude que nous pouvons et devons utiliser tout ce que la science rend possible, fabriquer et diffuser toutes les innovations technologiques que nous avons la possibilité d’exploiter. 3. La perception que le présent est le prolongement du passé plutôt que la préparation de l’avenir, ce qui est bien formulé dans le célèbre adage amérindien que nous ne recevons pas la Terre de nos parents, mais que nous l’empruntons à nos enfants et aux générations futures.
Qu’il s’agisse d’envisager une logique de décroissance, une logique de réserve face à nos possibilités ou un rapport de responsabilité face à l’avenir, il est prévisible que nous éprouverons de la résistance. C’est normal. C’est aussi de cela qu’il est question dans les derniers mots de l’évangile.
En effet, quand une crise nous fait découvrir peut-être pas toujours notre aveuglement, mais sûrement nos angles morts, si au lieu d’accueillir les questions nouvelles, nous laissons notre résistance au changement de regard et de conduite l’emporter, nous risquons d’être ceux-là qui voyaient et qui deviennent aveugles. Mais si nous savons consentir à reconnaître notre aveuglement, alors nous devenons, par grâce, de ceux qui ne voyaient pas et qui voient.
Ce type de changement, ce type de conversion, est rarement instantanée. Cela prend du temps, c’est progressif. Nous y allons par étapes, c’est normal. On le voyait il y a deux semaines à propos de Nicodème, on le voyait la semaine dernière avec la Samaritaine. On observe la même progression dans le récit d’aujourd’hui. L’homme guéri par Jésus commence par en parler de manière très impersonnelle comme de « l’homme qu’on appelle Jésus » (v.11) et quand on lui demande où il est, il répond d’abord qu’il n’en sait rien (v.12). Un peu plus loin, il parvient à dire : « C’est un prophète » (v.17). Discutant avec les pharisiens, il conclura que cet homme « vient de Dieu » (v.33) et enfin, en présence de Jésus, ayant résisté à toutes les pressions mais ayant aussi cheminé grâce à elles, il confessera : « Je crois Seigneur », parole dans laquelle nous reconnaissons notre confession baptismale.
« En passant, vit un homme… » Dans notre fréquentation de la parole biblique, dans nos vies avec leurs élans et leurs bouleversements, Jésus passe dans nos vies. Il nous voit et nous ayant vus, il nous ouvre toujours davantage les yeux sur notre condition, sur la condition de notre monde et, surtout, sur ce que nous pouvons faire pour les transformer. Rendons-lui toujours grâce.
Un commentaire
Ta prédication m’atteint profondément Paul-André. Elle m’ouvre les yeux. Je retiens et je veux méditer sur ces paroles qui sont tiennes: « Si nous savons consentir à reconnaître notre aveuglement, alors nous devenons par grâce, de ceux qui ne voyaient pas et qui voient, »
Merci beaucoup!