Quand on évoque le récit de Jésus tenté au désert, on pense bien sûr aux trois tentations décrites par Mathieu et Luc : changer les pierres en pains, se jeter du haut du temple et adorer le diable en échange du pouvoir sur tous les royaumes de la terre. Et donc, la sobriété du texte de Marc nous déroute, comme s’il y manquait quelque chose. Essayons pourtant, si vous le voulez bien, de nous mettre dans la peau de Marc et de ses premiers lecteurs qui ne connaissaient pas les développements présentés par les deux autres évangélistes et regardons le texte tel qu’il est.
On ne peut pas faire plus bref que ce texte. Et on ne peut pas faire plus dense pour camper un drame. En à peine deux lignes, Marc réussit à délimiter une longue durée, quarante jours, à planter le décor, le désert, et à mettre en scène pas moins de cinq acteurs : l’Esprit, Jésus, Satan, les bêtes sauvages et les anges. Quant à l’action, elle tient en quatre verbes. Que fait l’Esprit? Il pousse Jésus au désert. Que fait Satan? Il tente Jésus. Que font les anges? Ils servent Jésus. Quant à Jésus, il ne fait rien. Marc le montre dans une attitude passive : il est poussé au désert, il est tenté et il est avec les bêtes sauvages.
Il ne fait pas, il est et il vit.
Saisi par l’Esprit divin au moment de son baptême, dont le récit précède immédiatement le texte d’aujourd’hui, Jésus est poussé dans un monde hostile. Quoi de plus menaçant que le désert, avec ce qu’il implique de dangers et de manque! Quoi de plus perturbant que le personnage du Satan, ce terme hébreu et araméen qui signifie « Accusateur, adversaire »! Et quoi de plus dangereux pour l’humain que les bêtes sauvages!
Deux lignes suffisent pour installer le climat d’hostilité dans lequel baigne tout l’évangile qu’on s’apprête à lire. Dans l’évangile de Marc, en effet, Jésus ne rencontre que très peu d’ouverture. Marc nous le montre constamment en butte à la résistance des démons, à l’incrédulité de ses disciples, à l’hostilité des scribes, des pharisiens et des prêtres et à l’incompréhension de la foule et même de sa famille.
Ce climat fait ressortir un trait de Jésus : son courage. Voici un homme qui va se tenir debout et s’affirmer contres vents et marées, qui va résister en particulier aux attentes de ses disciples et des foules qui veulent voir en lui un puissant libérateur politique. Rien n’empêchera cet homme d’unifier sa vie et son action autour d’une inébranlable conviction que Marc résume en ces mots : « Les temps sont accomplis, le Règne de Dieu s’est approché, convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » Le Jésus de Marc est un homme qui, ici au désert comme tout au long des quelques années qui le conduisent à sa mort, fera face avec grandeur et dignité à une adversité qu’il suscite simplement parce qu’il a le courage d’être lui-même, suivant l’intense prise de conscience qui l’a transformé au moment de son baptême, celle d’être le Fils bien-aimé de Dieu, que Dieu a plu de choisir (Marc 1,11).
Par sa densité, notre court texte brosse le portrait d’un homme qui se sait habité par Dieu. La première phrase mentionne l’Esprit qui le pousse au désert, la deuxième se termine sur la mention des anges qui le servaient. Présence, puissance et fidélité de Dieu devant lui, présence, puissance et fidélité de Dieu derrière lui. C’est là le fondement de l’assurance et parfois de l’audace qui caractérise Jésus dans cet évangile dont nous lisons les premières lignes.
*
Ne vivons-nous pas, nous aussi, dans un environnement hostile? Ne sommes-nous pas, nous aussi, poussés dans un désert du sens, aux portes de l’absurde? Personnellement, je n’échappe pas à la tentation : celle du défaitisme, celle du découragement, celle de la fuite ou de la démission devant une réalité trop difficile à porter. Autour de nous, il semblerait que tout soit en crise : la nature, le climat et la biodiversité, le monde de l’éducation, l’univers de la santé physique et mentale, la vie démocratique, les relations internationales, les inégalités sociales, les idéologies extrémistes aussi bien religieuses que politiques, la liberté d’expression…
Nous portons aussi en nous-mêmes des conflits non résolus auxquels nous devrions avoir le courage de nous attaquer. Des décisions difficiles qui attendent que nous les prenions et mettions en œuvre. Des démarches exigeantes ou risquées que nous retardons. Des recommencements, encore et encore, en dépit d’essais qui se sont conclus par des échecs.
La période du carême se présente à nous comme un temps favorable à une courageuse reprise en main de notre vie. Grâce au soutien de notre vie communautaire, à un recours plus assidu à la prière et au contact avec les Écritures, le carême représente un moment de grâce pour nous approcher de la vérité de notre existence.
Prenons trois ou quatre minutes pour repérer, au fond de nous, une décision que nous nous sentons invités à prendre courageusement, ou un geste que nous voudrions avoir le courage de poser pour que notre vie se rapproche de la vérité humaine et spirituelle dont l’Évangile nous fait ressentir l’appel exigeant. Puis, en vue de la prière de tout à l’heure, complétons sur la petite feuille reçue à l’entrée la phrase : Seigneur, donne-moi le courage de…
C’est Gaston Miron qui, dans un poème de L’homme rapaillé, dit de son courage que c’est un courage faillible. Comme c’est juste! La bonne intention est certes indispensable pour relever le défi que nous venons de noter, mais nous ne sommes ni téméraires, ni sans faiblesse. Notre courage faillible a besoin de soutien. Et pour nous, croyants, notre soutien c’est le Dieu qui a soutenu le courage de Jésus.
C’est grâce à la Bible que Jésus a accédé à la connaissance de Dieu. Et le Dieu que révèle la Bible est un Dieu qui promet. Qui s’engage envers nous, les humains. Cet engagement est souvent exprimé, dans l’Écriture, sous la forme d’une alliance. Voilà la raison pour laquelle le lectionnaire liturgique associe au récit de la tentation la promesse qui conclut l’épisode du déluge. « Je vais établir mon alliance avec vous, avec votre descendance après vous et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous : oiseaux, bestiaux, toutes les bêtes sauvages qui sont avec vous, bref tout ce qui est sorti de l’arche avec vous, même les bêtes sauvages […] J’ai mis mon arc dans la nuée , et je le regarderai pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant, quel qu’il soit. » (Genèse 9,9-10.15-16)
Allons! Courage, mes sœurs, mes frères. À la suite de Jésus, ne craignons pas nos déserts, ne craignons pas d’affronter nos bêtes sauvages. Car « dans la vie, dans la mort, dans la vie au-delà de la mort », le Dieu de l’alliance, le Dieu du Jésus de la nouvelle alliance, est avec nous. « Grâces soient rendues à Dieu. Amen. »
LECTURES BIBLIQUES
Photo : Pixabay
Un commentaire
Simplement Merci… celà m’a fait du bien de vous lire, Monsieur…