Il se rappelait parfaitement bien la première fois qu’il était venu à Jérusalem. Il avait 12 ans et y avait été emmené par ses parents (Luc 2 41-52). Adulte, il était venu à l’occasion, pour le pèlerinage. Mais cette fois, il savait que ce serait la dernière.
Les extraits de la Bible inspirant cette réflexion sont donnés à la toute fin de la prédication. Vous pouvez cliquer sur les liens pour lire les extraits. |
D’une lucidité terrible, il avait confié à ses plus proches sa conscience que l’opposition à laquelle il était de plus en plus souvent confronté aurait un jour raison de lui. Et que ce serait à Jérusalem (Matthieu 16 21; 17 22-23; 20 17-19). Ils avaient cherché, sans succès, à lui enlever cela de la tête. Même des pharisiens bienveillants et bien informés lui avaient conseillé vivement de retourner d’où il venait, que ça devenait trop dangereux pour lui(Luc 13 31-33). Mais lui, il avait choisi d’aller au bout de sa mission, quelles que soient les conséquences.
Et voilà comment lui qu’on surnommerait un jour « l’homme qui marche »1, lui qui avait sillonné à pied les routes poussiéreuses de son pays, voici que c’est sur un âne qu’il avance, sur un tapis aussi improbable qu’improvisé, vers une des portes de la ville. Comment aurait-il pu empêcher ses partisans de lui ménager un accueil bruyant qui attirait une foule de badauds et de curieux?
Mais lui, il ne disait rien.
Sa passion venait de commencer.
Écrivant quarante ans plus tard, l’évangéliste Matthieu nous fait voir l’engrenage fatal dans lequel Jésus allait être broyé. Dès son arrivée dans la ville, il se rend au temple et il déclenche les hostilités en chassant les vendeurs d’animaux et en renversant leurs comptoirs. Matthieu aligne ensuite une succession ininterrompue de controverses, et tout le monde y passe successivement : les grands prêtres et les anciens du peuple (21 23), les pharisiens (22 15.34.41) et leurs disciples (22 15-16), puis les hérodiens (22 16), et enfin les sadducéens (22 23). Bref, tout le monde se ligue contre lui. Et cela se conclut sur un discours véhément et polémique construit autour d’une sorte de refrain : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites » (23).
Il n’avait pas la langue dans sa poche. Il n’avait jamais eu la langue dans sa poche. Quand c’était oui, c’était oui. Quand c’était non, c’était non (Matthieu 5 37 et Jacques 5 12). Quand il s’agissait de valoriser ceux et celles qu’on tenait pour rien ou pour méprisables, il avait des paroles tellement efficaces : « Bienheureux, vous, les pauvres, vous qui pleurez, vous qui êtes persécutés » (Matthieu 5 3.5.10). Et quand il s’agissait de dénoncer ce qu’il savait inacceptable aux yeux de Dieu, il n’avait pas de mots assez durs. « Sépulcres blanchis! Bande de serpents! (Matthieu 23 27.33) »
Il fuyait la popularité. Quand on devenait trop enthousiaste autour de sa personne, il s’éclipsait dans la montagne (Jean 6 15). En vérité, il n’était pas venu pour être aimé. Il était venu pour aimer. Mais c’était un amour rude. Exigeant même, parfois, s’il le fallait. Il savait dire aux gens leurs quatre vérités.
Il était intransigeant. Et maintenant, il savait bien qu’en entrant à Jérusalem, il se jetait dans la gueule du loup. Mais il lui fallait aller au bout de sa mission. Comme Jérémie, il ne pouvait contenir la Parole qui le brûlait (Jérémie 20 9-11). Il savait qu’il risquait à chaque instant d’être arrêté, comme cela était arrivé à Jean le Baptiseur (Matthieu 14 3-4).
On peut dire que le récit de la passion de Jésus commence quand il entre dans Jérusalem dans une dernière tentative d’y apporter la vérité sur Dieu et sur l’être humain, et qu’il se termine quand, repoussé hors de la ville, repoussé par la ville, il est crucifié, mis à mort et placé dans un tombeau.
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Sentez-vous, comme moi, s’étendre sur nos têtes depuis quelques années un nuage de méfiance et de timidité? Ne trouvez-vous pas qu’il est plus difficile aujourd’hui de dire non quand c’est non, oui quand c’est oui? Un dossier publié il y a une semaine dans le quotidien Le Devoir met en lumière comment la censure et l’autocensure seraient en train de pénétrer jusqu’au monde universitaire. Il serait devenu dangereux d’énoncer clairement certains faits et de débattre d’idées susceptibles de heurter des personnes et des groupes. Ici même, nous avons vu la Maison de la littérature retirer de son programme un débat sur un sujet qu’on a pris l’habitude de qualifier de « sensible ». Et que dire alors de la rectitude politique qui interdit d’exprimer les choses comme elles sont et force à diluer la réalité dans des euphémismes et des formules complètement aseptisées. On dirait que c’est avec des gants blancs qu’il faut maintenant s’indigner. Que c’est en prenant mille précautions, en multipliant les réserves en petits caractères qu’on peut dénoncer.
Il a toujours fallu du courage et une grande solidité intérieure pour vivre comme Jésus. Nous n’avons pas sa liberté. Nous voulons être aimés. Nous sommes sensibles aux pressions explicites ou implicites de notre entourage. Nous tenons à notre sécurité et à celle de ceux qui nous sont chers. Nous tournons notre langue sept fois dans notre bouche avant de parler. Nous avons recours à des formulations prudentes si nous écrivons. Ou encore, nous choisissons de rester silencieusement en retrait.
Pourtant, les situations à dénoncer ne manquent pas! L’inacceptable qui défigure l’humain et déchire le tissu social est toujours là, à plein écran de téléphone ou de télévision, à pleine page de journaux ou de magazines : gazage d’êtres humains en Syrie, déconnexion des hauts dirigeants de grandes sociétés dans notre pays et ailleurs, méfiance de certains élus envers les processus démocratiques, application tatillone de directives bureaucratiques, non, les exemples ne manquent pas.
Dans notre profession de foi, nous disons avec la plus grande conviction possible : « Nous sommes appelés à former l’Église pour rechercher la justice et résister au mal ». C’est bien ce qu’avec audace et courage faisait Jésus. À notre tour, à notre mesure, cultivant notre esprit critique avec l’aide de l’Évangile, entrons ensemble dans cette semaine de la passion en priant pour qu’inspirés par Jésus, nous renouvelions notre courage de vivre notre foi avec lucidité et assurance. Je reprends ici l’exhortation de l’auteur de la Lettre aux Hébreux : « Courons avec endurance l’épreuve qui nous est proposée, les regards fixés sur […] Jésus, lui qui, renonçant à la joie qui lui revenait, endura la croix au mépris de la honte et s’est assis à la droite du trône de Dieu. Oui, pensez à celui qui a enduré de la part des pécheurs une telle opposition contre lui, afin de ne pas vous laisser accabler par le découragement. » (12 2-4).
Par Paul-André Giguère
1 Christian Bobin, L’homme qui marche, Paris, Le temps qu’il fait, 1998.
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