Cette parabole est magnifique. Je vous invite ce matin à y reconnaître un appel de plus lancé par Jésus à entrer dans un autre univers intérieur, celui qu’habite le père de la parabole. C’est l’univers du don gratuit. Jésus nous invite à quitter l’univers intérieur auquel appartiennent les deux fils, celui de la revendication d’un droit, pour entrer dans un tout autre univers, celui de la grâce. Il fait écho à la parole d’Ésaïe qui nous a été proposée dimanche dernier : « Vos pensées ne sont pas mes pensées et mes chemins ne sont pas vos chemins, dit le Seigneur. Autant les cieux dépassent de la terre, autant mes chemins dépassent les vôtres et ma façon de voir est différente de la vôtre. » (És 55,8-9)
La parabole est de nature à soulever bien des questions. À commencer par le fait que de toute évidence, les deux fils de la parabole ont tous les deux raison. Le premier a bien raison de se sentir honteux et quémandeur, conscient d’avoir blessé son père et de se sentir déchu de son statut de fils. Le second a bien raison de se sentir frustré parce qu’il semble tenu pour acquis par son père et souffre de n’avoir jamais reçu ne serait-ce qu’une jeune chèvre, alors que le veau gras est tué pour fêter le retour du cadet.
Considérons ce qui arrive au fils cadet. Quand il revient chez son père, il est parfaitement conscient qu’il s’est lui-même dépouillé de son statut de fils du père, en qui il ne voit maintenant plus que le propriétaire d’une prospère entreprise agricole. Il ne peut aspirer qu’à un salaire qu’il mériterait par son travail : « traite-moi comme l’un de tes salariés ».
De son côté, l’aîné ne semble pas avoir vécu sa propre vie, comme son frère : « Voilà tant d’années que je vis en esclave pour toi ». Il en a beaucoup sur le cœur. « Tu ne m’as jamais donné un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis ». Il estime que son indéniable fidélité envers son père, son côté fiable et le sens de la responsabilité dont il a toujours fait preuve ne sont pas reconnus. Il ne reçoit pas ce qu’il mérite. Que de souffrance et d’amertume révèle sa réaction. Il ne reconnaît même pas l’autre comme son frère, mais comme « ton fils, celui-ci », ce que cherchera immédiatement à corriger le père qui dira : « Ton frère, celui-ci ».
Le premier fils sait à quoi il n’a plus droit, et le second estime qu’il n’a même pas eu ce à quoi il aurait eu droit. Le cadet demande « la part de bien qui m’échoit », ce qui lui est dû et, de son côté, l’aîné reproche à son père de ne pas lui donner ce qui, selon lui, lui serait dû en raison de son incontestable fidélité. Vous voyez : les deux habitent un même pays, celui du mérite.
Le père de la parabole n’est pas non plus sans reproche. Il semble n’avoir aucune sensibilité face au sentiment de gêne et de honte qui habite son cadet, et n’a pas l’air de reconnaître la frustration de son aîné. C’est comme si une seule chose lui importait : le rêve d’une vraie vie de famille, le rêve d’être pour vrai ce qu’il est, un père (11 mentions dans notre texte), le rêve d’une vie commune marquée par l’amour réciproque. Voilà qui révèle, me semble-t-il, qu’il habite un tout autre pays que ses fils : celui de la grâce, de la gratuité. C’est un homme capable d’être « ému aux entrailles ». Il ne laisse même pas au cadet le temps de finir la phrase qu’il avait préparée : « Traite-moi comme un de tes serviteurs »; au contraire, il se penche et il l’embrasse. Et il cherche à reconstituer la famille (« ton frère ») en voulant réintégrer l’aîné.
Que pouvons-nous donc retirer de ce constat de l’opposition entre deux mondes, deux logiques?
Est-ce que nous n’approchons par là de ce qui a été au cœur de la mission de Jésus, lui qui a toujours refusé de voir la vie sous l’angle du mérite et qui a toujours invité à habiter, comme lui, le monde de la gratuité pure?
Jésus ne voit pas Dieu comme un Dieu qui prend. Le Dieu qu’il nous reflète est un Dieu qui donne. N’a-t-il pas « tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils pour que le monde ait la vie »? Jésus ne nous invite-t-il pas à demander avec confiance « Donne-nous aujourd’hui notre pain »? Comment rester insensible à la comparaison que fait Jésus avec notre propre expérience de la paternité et de la maternité : « Si vous, vous donnez de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père donnera son Esprit Saint à ceux qui le demandent ». À l’approche de Pâques, comment ne pas entendre déjà la parole du jeudi saint : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix »? Et comment ne pas garder au cœur de notre vie chrétienne le souvenir de celui qui, exprimant le plus grand amour en donnant sa vie pour ses amis, prend et rompt le pain en le donnant « Prenez, mangez », élève et bénit la coupe en la donnant : « Prenez, buvez »? Qu’est-ce qu’il nous donne encore? Ah oui! « Je vous donne un commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés ».
Mais entre nous, comme la gratuité nous est difficile à vivre, à recevoir! Ne sommes-nous pas désespérément accrochés à une logique du mérite, qui peut conduire jusqu’au sentiment angoissant de ne jamais en faire assez, de ne jamais être à la hauteur? Pourquoi nous est-il si difficile d’apprendre à recevoir? Un cadeau, par exemple, ou une invitation, ou un compliment. Nous avons peine à nous imaginer redevables. Souvent, l’attention gratuite, les petits gestes gratuits nous prennent par surprise, ils peuvent même nous mettre mal à l’aise.
Cela a des conséquences spirituelles importantes. La tradition spirituelle protestante affirme que nous sommes sauvés par la grâce seule. Imméritée. Laissés à nous-mêmes, nous réagissons comme les employés outrés d’une autre parabole, qui reçoivent le salaire convenu mais s’insurgent contre le fait que le maître en donne autant à ceux qui ont peu travaillé. Nous acceptons difficilement que le publicain quitte le temple justifié et non le pharisien irréprochable et, comme les scribes et les pharisiens, que Jésus fasse « bon accueil aux collecteurs d’impôt et aux pécheurs et mange avec eux ».
En un mot, la logique de la grâce dans laquelle Jésus nous propose de vivre heurte de front notre sentiment spontané. Alors, dans le moment de silence qui vient, demandons au Dieu qui donne, gratuitement, de nous faire au moins de nous approcher de la joie qu’il nous promet si nous arrivons à entrer dans son monde, celui de la grâce excessive. Amen.
LECTURES BIBLIQUES
Un commentaire