Si vous avez pu venir à la célébration de dimanche passé, vous n’êtes pas sans savoir que notre frère, Denis, nous a présenté une réflexion fort à propos de nos lectures. En effet, depuis le début des communautés chrétiennes, les disciples eurent à faire face à de nombreux conflits. Souvenez-vous de notre histoire sainte. On ne s’entendait ni sur l’accueil des non-juifs dans nos communautés ni sur les règles de pureté et d’usage quotidien, la consommation de viande offerte en sacrifice étant un exemple parmi bien d’autres… Les avis divergeaient. Diantre, on célébrait même la Pâques chrétiennes à des dates si différentes d’une communauté à une autre qu’il a fallu attendre plus de 300 ans pour s’entendre… Puis encore, ladite entente ne concerne qu’une pognée de communautés chrétiennes comme la nôtre. La chamaille sur des questions concernant le sacré était d’actualité. Elle l’est encore aujourd’hui et elle le sera dans l’avenir.
Une chamaille – ou peut-être devrais-je plutôt dire, une divergence d’opinion et de sensibilité – n’est pas un évènement malheureux. Bien au contraire, elle fait partie intégrale de notre humanité et de ses zones d’ombre, de ses inconstances et ses mystères. Dieu merci, puisque – dans le meilleur des cas – la divergence nous force à nous ouvrir au dialogue avec autrui et à nous laisser saisir par cette rencontre avec l’autre. Or, une question demeure, à savoir le résultat de ladite rencontre avec l’altérité.
Les deux passages que nous avons lu nous livre le témoigne de situations de conflits que j’oserais dire quotidiens. Que ce soit pour une question de meurtrissure familiale ou bien celle d’une dette accumulée, il y a toujours cet impératif de la rencontre où la parole constitue un acte essentiel à la réconciliation.
Puisque nous sommes dans une aptitude d’ouverture ce matin, mais aussi d’accueil de la nouveauté, permettons-nous de dénouer tout d’abord quelques nœuds tenaces. Faisons un instant table rase de ce que nous connaissons au préalable de cette parabole aux trois personnages qui, somme toute, sont dans une situation de conflits quant à une dette. Intéressons-nous plus spécifiquement ce matin à la figure du maître qui, aux dires de Jésus représente le Royaume des Cieux qui est à la fois actuel et à venir. Attention, pas de dérape : il n’a jamais été question ici d’une adéquation entre le maître et Dieu.
Parlons du maître. Celui-ci a soif d’une restitution qui, en toute évidence, ne peut advenir. C’est alors qu’il pose tout d’abord un jugement absolument impitoyable. Le serviteur ne peut payer sa dette envers lui ? Et bien… Qu’on vende ses enfants, sa femme et tous ses biens… Quelle aptitude déraisonnable de contremaître qui en appelle aux viciés, aptitude qui, je l’espère, nous dresse les cheveux de sur la tête. Peut-être est-ce pour cela que la parabole a si mauvaise réputation : le maître représente, dans cette partie de l’histoire, une maxime que nous connaissons fort bien : la fin justifie les moyens. Oeil pour œil, dent pour dent, nous disait la sagesse ancienne… et trop humaine.
Toutefois, ce qui semble être une unième tragédie d’une justice émergeant d’un système capitaliste avant le temps, trouve avec Jésus une issue inattendue. Voyant le serviteur le supplier de ne pas le livrer au bourreau, le maître se laisse prendre par les tripes. Celui-ci est ému de compassion. Déjà, au tout début de la parabole, nous assistons à un tournant des plus importants. Le roi, pour qui la justice était de fer, quitte la logique de la rétribution. Il abandonne la froideur du jugement pour entrer dans la chaleur d’une relation. « Ému de compassion », le maître laisse partir le serviteur tout en remettant sa dette.
Une telle sortie de la logique de la rétribution, du « œil pour œil, dent pour dent »… Nous la retrouvons aussi à travers d’autres termes dans l’histoire de Joseph. Souvenez-vous comment il avait été vendu par ses frères et comment ceux-ci avaient même simulé sa mort pour effacer toutes traces de lui. Évidemment, une morale humaine – et trop humaine – exigerait une vengeance exemplaire. La dette de l’offense devrait être payée à fort prix. Pourtant, alors que ses frères sont tout inquiets d’une possible et légitime rétribution, Joseph opère un coup de théâtre fort similaire au maître de la parabole : il ne fait pas de cas de l’offense passée ni de la dette qui devrait venir avec. Ici, pas de feu qui tombe du Ciel pour consumer les méchants. Pas de ténèbres pour les avares. Heureux de retrouver sa famille et de se retrouver dans une posture inattendue en tant que pharaon, Joseph choisit plutôt de rendre grâce à Dieu. Il pose un regard sur ses frères qui resplendit de la lumière d’un Dieu dont la grâce surabonde. Non, nous ne sommes plus dans une logique du jugement, mais de celle du Seigneur qui tire toujours son épingle du jeu.
Cela dit, revenons un instant à la parabole. Puisque Jésus nous présente le maître comme semblable au Royaume des Cieux, peut-être pouvons-nous d’abord y voir un signe… une invitation à laisser les rencontres nous mettre en mouvement. Notre compréhension du Royaume actuel et à venir est appelée à se réformer à cause de notre regard qui se laisse pénétrer par l’amour, ce sentiment qui, inattendu, nous prend aux entrailles. Nos conceptions changent… chaque année, chaque mois, chaque semaine et jour lorsque nous osons nous laisser réformer par l’altérité. Cette même réforme, toutefois, ne change pas notre inconstance. Bien que le serviteur ait été gracié par son maître, il répétera néanmoins le cycle de l’oppression envers autrui et, dans une optique de jugement, paiera finalement le prix de sa dureté de cœur. Pour comprendre le dernier passage somme toute surprenant, il faut rester dans l’optique de la réforme du cœur.
Cette importance de la « réforme » intérieure dans la parabole me porte à croire que le maître et le serviteur nous représentent, nous, avant toute autre chose. La parabole nous parle davantage de condition humaine, d’où l’importance d’être prudent dans nos jugements et nos perspectives. Nous avons reçu une grande responsabilité dans ce monde en tant que disciples. Jésus ne nous a-t-il pas dit, à travers le personnage de Pierre : « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux: ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux » ? En d’autres termes, notre jugement consiste en le reflet du Royaume auquel nous aspirons… Royaume que l’on construit en ce moment même, à partir de nos désirs et nos actions.
Oui, soyons prudents, frères et sœurs, dans notre manière d’exercer la justice et le jugement. Soyons pleins de discernement… car la mesure de notre amour constitue les fondations du Royaume que nous bâtissons ainsi que le jugement que nous recevrons. Vous connaissez l’adage : nous récoltons ce que nous semons. Lorsque nous semons la compassion dans les champs de la vie, nous récolterons la compassion qui nous servira de nourriture. Mais si nous semons les chaînes et les fers, nous récolterons un fardeau qui nous pèsera lourd au cœur. Quelle Église… quel Royaume désirons-nous ? Quels sont nos désirs à Saint-Pierre ? Réfléchissons…
Mes amis, Jésus nous invite à cheminer non pas dans une logique du jugement pour nos propres intérêts, mais dans celle de la compassion. Une compassion qui brise les cycles et les liens qui nous entrave et qui nous fait espérer en du neuf. Cette même compassion envers autrui peut panser nos blessures et nous faire progresser sur des chemins inconnus, mais resplendissants de lumière.
Frères et sœurs, Jésus nous incite à choisir l’amour plutôt que les fers. Allons de l’avant. Portons la compassion, véritable visage de Dieu.
Amen
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