« Pensez-vous que ce soit la paix que je suis venu mettre sur la terre? Non, je vous le dis, mais plutôt la division. » Ces propos vous laissent perplexes? Moi aussi. Car oui, en effet, c’est exactement ce que nous pensons de Jésus. Qu’il est venu mettre la paix sur la terre : la paix dans la société, en renversant les barrières entre les catégories sociales et en se faisant l’apôtre du pardon, et aussi la paix intérieure pour chacun et chacune de nous. Oui, nous préférons l’entendre nous dire : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix » (Jean 14 27).
Les extraits de la Bible inspirant cette réflexion sont donnés à la toute fin de la prédication. Vous pouvez cliquer sur les liens pour lire les extraits. |
« Pensez-vous que ce soit la paix que je suis venu mettre sur la terre? Non, je vous le dis, mais plutôt la division. » Je pense que pour pénétrer le sens de cette parole, il faut revenir à l’existence personnelle de Jésus. Quand Jésus enseigne quelque chose, cela provient de ce qu’il le vit et non d’une quelconque théorie, ou d’un système théologique. Bien sûr, ses paroles, transmises pendant des décennies par les catéchètes chrétiens, ont pu être modifiées ou adaptées aux différents contextes; mais plusieurs, comme celle-ci, sont encore chaudes d’authenticité.
La parole de Jésus sur la division qui s’installe à cause de lui au sein des familles est née d’abord et avant tout de son expérience personnelle. C’est ça qu’il a vécu. Il me semble qu’on prend rarement la mesure de la souffrance qu’il a dû éprouver en constatant que son subit changement de vie suscitait incompréhension et même animosité au sein de sa famille. Selon ce qu’on lit chez Marc, les membres de sa famille le tiennent pour un homme « dérangé ». Happé dans un fantasme mystique, il a perdu l’esprit. Et voilà qu’ils cherchent à le ramener de force dans son village natal (3 21), au lieu de la normalité. Nous savons aussi comment, venu un jour dans la synagogue de son village, il ne s’est attiré qu’incompréhension et hostilité (6 1-6). Et à la fin du premier siècle, Jean pouvait encore écrire : « Ses frères eux-mêmes ne croyaient pas en lui. » (7 5). Le contexte laisse comprendre que certains membres de sa famille souhaitaient tirer avantage de sa popularité en le poussant à se manifester à Jérusalem; et ils étaient contrariés par son refus d’emprunter le chemin du pouvoir ou celui de la séduction, comme nous le font bien voir les récits de la tentation.
Jésus connaît et cite le proverbe populaire « Nul n’est prophète dans son pays », mais il le reformule en l’élargissant : « Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie, parmi ses parents et dans sa maison. » (Marc 6 4).
Et je suis persuadé que c’est en méditant l’Écriture que Jésus est arrivé à conférer à cette expérience une dimension spirituelle. Il a compris que son existence s’inscrivait dans la continuité de la tradition des prophètes d’Israël, à laquelle ses contemporains rattachaient déjà son mentor, Jean-Baptiste. Ainsi, quand il pense à l’opposition manifestée par les gens de Jérusalem, il dit : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants… et vous n’avez pas voulu… » (Luc 13 34).
S’il était lui-même appelé à être prophète, alors, il le savait, ce n’est pas la paix qui l’attendait, mais la contradiction. La division.
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Si le vécu et les paroles de Jésus sont parvenus jusqu’à nous, c’est moins parce que les premiers disciples étaient animés d’un souci biographique que parce qu’ils y retrouvaient aussi leur propre histoire. Encore aujourd’hui, dans les cultures méditerranéennes, les liens familiaux sont très étroits. La solidarité est totale, et l’exigence de loyauté est absolue. Même les mafias se constituent sur le modèle du clan et de la famille. Dans ce contexte, les liens familiaux sont bien ce que le mot « lien » veut dire : il arrive qu’ils emprisonnent. Le cercle familial, lieu de chaleur et de sécurité, peut se révéler étouffant, si bien qu’on n’arrive pas à en sortir, comme le fait si bien sentir un remarquable roman intitulé Le cercle parfait1.
On entend encore dire parfois : « Ces choses ne se font pas dans notre famille. » Au temps de Jésus, une de ces choses, c’était de devenir un de ses disciples et, dans les débuts de l’Église, devenir chrétien. Voilà pourquoi les disciples avaient mille raisons de se répéter encore et encore la promesse de leur maître : « En vérité, je vous le déclare, personne n’aura laissé maison, femme, frères, parents ou enfants, à cause du Royaume de Dieu, qui ne reçoive beaucoup plus en ce temps-ci et, dans le monde à venir, la vie éternelle. » (Luc 18 29-30)
Parce que nous sortons de siècles de chrétienté, où la vie sociale a été imprégnée de la vision chrétienne et de ses préceptes, il se peut que nous mesurions difficilement la rupture que représente la décision de suivre Jésus. Souvent, en chrétienté, ce sont ceux et celles qui rejetaient la foi qui avaient à vivre une décision personnelle et à en assumer les conséquences. Aujourd’hui, dans nos sociétés sécularisées, nous retrouvons enfin quelque chose qui nous rapproche des paroles de Jésus que nous méditons ce matin.
Dans notre société, nous ne sommes pas victimes de persécution véritable parce que nous pratiquons ouvertement notre foi. Nos proches nous regardent parfois avec indifférence, peut-être même avec une certaine condescendance. Mais il n’est pas rare que dans les médias ou les milieux de travail, les croyants suscitent un certain malaise, voire soient objets de mépris ou de sarcasme.
Ailleurs dans le monde par contre, c’est à de véritables persécutions des chrétiens que l’on assiste, comme en rend compte un ouvrage percutant paru il y a quelques années, Le livre noir de la condition des chrétiens dans le monde2. Ces violences ont plusieurs causes selon qu’elles se déroulent au Pakistan, au Nigeria, en Inde, au Viêt-Nam ou en Égypte. Les conséquences de l’histoire, du colonialisme, par exemple, la présence de mouvements identitaires extrémistes, ou encore des questions économiques sont souvent des facteurs actifs dans ces persécutions.
Mais ce qui est ici à l’œuvre, c’est quelque chose de plus fondamental. Si devenir disciple de Jésus et marcher sur ses pas, c’est devenir témoin de la vérité sur l’être humain, si être chrétien, c’est s’engager à « vivre avec respect dans la création, rechercher la justice et résister au mal », alors on fera inévitablement face à la division et à l’opposition. Peu importe que notre engagement soit de lutter contre ce qui compromet l’équilibre de l’environnement, ou contre la pratique de la torture, ou pour les droits des diverses identités sexuelles, ou en faveur de quelque autre cause que ce soit, l’opposition est au rendez-vous. Et ici, nos options nous rendent solidaires de bien d’autres militants qui n’ont pas Jésus comme référent.
Il avait bien saisi cela, Jésus, quand il enseignait on ne peut plus clairement : « Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux. Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés. » (Matthieu 5 10-12) « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï en premier. Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui lui appartiendrait; mais vous n’êtes pas du monde : c’est moi qui vous ai mis à part du monde et voilà pourquoi le monde vous hait. Souvenez-vous de la parole que je vous ai dite : Le serviteur n’est pas plus grand que son maître; s’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. » (Jean 15 18-20).
Au fond, tout ce drame est formulé de manière imagée mais éloquente dans les mots de Jean : « Le Verbe est venu chez les siens, et les siens ne l’ont pas accueilli » (1 11). Car « la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré l’obscurité à la lumière parce que leurs œuvres étaient mauvaises. » (3 19)
En un sens, rien de nouveau, comme le suggère le début du chapitre 12 de la Lettre aux Hébreux qui nous parle justement de « la grande nuée de témoins » qui, au fil des siècles, ont accepté avec foi la division et même l’hostilité engendrées par leur passion pour le Règne de Dieu.
C’est que, voyez-vous, choisir « la voie libre-chrétienne3 », faire de Jésus son maître et de l’Évangile sa règle de vie, ne peut être confondu avec les divers courants de croissance personnelle aux modes passagères dont les ouvrages occupent des sections entières des librairies. On ne consent pas à suivre Jésus parce qu’on recherche son épanouissement personnel, parce qu’on poursuit la sérénité intérieure ou qu’on veut développer son plein potentiel. « Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre? » Non, détrompez-vous. Vous rencontrerez plutôt la division et la contradiction. Mais cherchez d’abord le Règne de Dieu, et tout cela – l’épanouissement, la sérénité, le développement – vous sera donné. Par surcroît.
TEXTES BIBLIQUES
1 Pascale Quiviger, Le cercle parfait, Montréal, L’Instant même, 2003 (Prix du gouverneur général en 2004).
2 Jean-Michel di Falco, Timothy Radcliffe, Andrea Riccardi (dir.), avec la collaboration de 70 contributeurs, Paris, XO Éditions, 2014, 813 pages.
3 Gérald Doré, La voie libre-chrétienne, Éditions Carte blanche, 2019.
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