Photo P.-A.G. Œuvre de Marcel Gagnon (Sainte-Flavie)
S’il y a une chose qui nous distingue des autres êtres vivants, c’est bien notre inachèvement. La croissance d’une plante, le développement d’un animal, qu’il soit insecte, oiseau, poisson, invertébré ou mammifère, sont entièrement programmés. En quelques heures, le cheval naissant et le bébé chat peuvent se déplacer et trouver le lait de leur mère. Conduits par l’instinct, les animaux savent très rapidement se nourrir, se déplacer, se protéger, se défendre et se reproduire.
Il en va tellement autrement de nous. L’être humain naît dans une totale dépendance. Nous mettons des années à acquérir et développer la capacité de marcher et de parler. Notre autonomie ne se développe que très lentement. Nous avons besoin d’être éduqués, ce qui signifie être conduits hors de : hors de l’ignorance, hors de l’impulsivité pure, hors de la dépendance, hors de l’égoïsme natif.
Les extraits de la Bible inspirant cette réflexion sont donnés à la toute fin de la prédication. Vous pouvez cliquer sur les liens pour lire les extraits. |
Peu à peu se creusent en nous les grandes questions de notre existence. Pourquoi existons-nous? Pourquoi ressentons-nous un si grand désir d’être heureux, heureuses? Qu’est-ce qu’une vie réussie? Et quel est donc ce besoin impérieux que nous éprouvons tous d’aimer et d’être aimés?
Les premiers éléments qui nous permettent de naître à ces questions, mais aussi les premiers éléments de réponse, nous viennent de l’extérieur. Nous les recevons de notre environnement immédiat. Peu à peu, les valeurs familiales et le contact avec les autres que rend possible l’école, contribuent à ce que chacune, chacun se mette en route.
Les grandes traditions religieuses trouvent ici leur sens initial. Elles proposent un chemin. Une voie, comme le rappelle notre frère Gérald Doré dès les premières pages de son livre La voix libre-chrétienne1. L’appel d’Abraham est un appel lancé à tout être humain : « Pars vers toi-même, pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père, vers le pays que je te ferai voir » (Genèse 12 1).
Devenir soi. Être unique parmi des milliards d’autres êtres humains. Vivre sa vie comme une aventure absolument singulière. Voilà ce qui meut cet être inachevé que nous sommes à la naissance.
Heureux inachèvement. Mais quel exigeant parcours! Les choses ne seraient-elles pas plus simples si nous étions davantage préprogrammés?
Au cœur de la tradition juive qui est notre racine spirituelle première, un mot prédomine, encore aujourd’hui : Torah. On comprend généralement « Loi », comme dans l’expression « la Loi et les prophètes ». En réalité, Torah signifie enseignement, chemin, voie, mise sur la route, enfantement2.
Pour la tradition juive, la Torah est le don par excellence que Dieu a fait à son peuple et, par lui, à l’humanité. La fête qu’on appelle Pentecôte célèbre précisément ce don de Dieu. Ce qu’on peut appeler la révélation est vécu comme le don d’un chemin qui con-duit au bonheur et à la vie. Un chemin aussi bien pour les individus que pour la collectivité. Cet attachement à la Torah et cette reconnaissance pour le Dieu qui nous la donne, nous les trouvons de manière admirable dans tant de psaumes auxquels il nous est bon de revenir régulièrement3.
On peut trouver que les nombreux préceptes et multiples prescriptions sont bien commodes. Ils disent les choses clairement : voici ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter. D’un côté ce qui est permis et ce qui est recommandé, de l’autre ce qui est interdit et déconseillé. Voilà un guide sûr pour notre conscience personnelle mais aussi collective.
C’est de cela qu’il est question dans le texte des Actes des apôtres que nous avons entendu tout à l’heure. Il fait écho à un débat qui a agité et divisé profondément les premières communautés chrétiennes. Quelle place les disciples de Jésus devaient-ils accorder aux nombreuses prescriptions de la tradition juive à laquelle Jésus appartenait? Pour les uns, il fallait continuer de les appliquer à la lettre; pour d’autres, Jésus avait introduit un principe subversif qui spiritualisait entièrement cette tradition. C’était la conviction de Paul, qui la résume dans une phrase lapidaire : « L’amour est le plein accomplissement de la Loi » (Romains 13 10).
Nous le savons, c’est ce point de vue qui l’a emporté. Les chrétiens ne font plus circoncire leurs garçons, ne s’abstiennent pas de manger du porc, ne font pas de différence entre les jours de la semaine. Mais ils ont conservé l’importance de la solidarité, du souci des plus faibles, de la primauté de l’humain.
La voie libre-chrétienne, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Gérald, est une voie exigeante. Ce n’est pas une voie tracée d’avance. On pourrait comparer le régime de la loi à une carte routière. La route est tracée, les indications sont claires. Au cours de notre vie, on n’a qu’à se référer à la carte. Mieux qu’une carte parce que constamment mis à jour, un GPS signale même les obstacles provisoires et les détours. On n’a qu’à se laisser guider et conduire.
Mais la voie tracée par Jésus est autrement exigeante. Chacune, chacun de nous est renvoyé-e à sa conscience. À sa responsabilité. À sa décision. Ce principe est un des piliers de la tradition protestante. Nous ne devons obéissance qu’à Dieu et aucune autorité extérieure ne peut dicter aux croyants et aux croyantes le chemin à emprunter. Le texte biblique ne nous est pas donné à la manière d’un code de la route, mais comme un moyen de discernement.
Ce n’est pas à une spiritualité de la carte routière que nous avons affaire, mais à une spiritualité de la boussole. C’est là, nous le savons, une situation vertigineuse et inconfortable. Paul l’exprime bien d’une manière concise : « La mentalité juive demande des signes. La mentalité grecque veut de la sagesse » (1 Corinthiens 1 22).
« Jusqu’à quand nous tiendras-tu dans l’incertitude? », demandent à Jésus certains de ses concitoyens (Jean 10 24). Si tu es le messie, dis-le nous! Ce que nous devons faire pour avoir la vie éternelle, dis-le nous!
Quel grand maître nous avons qui laisse ses disciples dans l’incertitude, c’est-à-dire dans l’obligation de discerner. Il ne laisse pas revenir en arrière ceux et celles qui ont commencé à marcher à sa suite sur le chemin de la liberté et de la responsabilité. Au contraire, il les ramène sans cesse au lieu de l’amour!
Pour cela, nous ne sommes pas seuls. « Si une personne m’aime, elle observera ma parole, et mon Père l’aimera; nous viendrons à elle. Nous établirons chez elle notre demeure. […] Et le Paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit. » (Jean 14 23-26).
Mes sœurs et mes frères, soyons assidus à la prière. Nous approchons de la Pentecôte, fête du don de la Loi, fête, pour nous, de la grâce qui sauve, c’est-à-dire du don de l’Esprit qui est notre loi intérieure. Prions, prions chaque jour pour nous-mêmes et les uns pour les autres. Et pour l’ensemble de nos concitoyens. Nous sommes placés devant tellement de situations inédites, et parfois ambiguës. Cela se produit dans nos vies personnelles, où chaque nouvelle saison de notre existence ou de nos relations arrive avec ses nouveaux défis et ses nouvelles exigences. Cela se produit dans l’évolution rapide de notre société, où les certitudes d’hier se révèlent souvent inadéquates pour faire face aux nouvelles situations.
Nous qui avons engagé notre vie dans la voie libre-chrétienne inaugurée par Jésus, que l’Esprit Saint nous enseigne toute chose et nous fasse ressouvenir de tout ce que Jésus nous a dit, Amen.
LECTURES BIBLIQUES
2 A. Neher, Clefs pour le judaïsme, Paris, Seghers, 1977, p. 55.
3 Par exemple les psaumes 19 8-14, 25 8-10 et, surtout, le long psaume 119.
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