L’humanité, nous ne le savons que trop, est une humanité blessée. Et de mythe ancien en péché originel, elle ne s’en est jamais donné d’explication satisfaisante. Elle gît sur le côté de la route du bonheur, à demi-morte et impuissante à se relever. « Ce sont des bandits qui l’ont dépouillée et rouée de coups », explique celui qui raconte la parabole que nous venons d’entendre. Pourquoi y a-t-il tant de mauvaise herbe dans le champ où le semeur n’avait répandu que du bon grain? Avouons-le, la réponse du propriétaire, « c’est un ennemi qui a fait cela », ne nous satisfait qu’à demi, pas plus que la mention des brigands.
Les extraits de la Bible inspirant cette réflexion sont donnés à la toute fin de la prédication. Vous pouvez cliquer sur les liens pour lire les extraits. |
Ce matin, nous ne nous demanderons pas qui est cet ennemi, qui sont ces brigands. Devant un blessé victime d’agression, la première chose à faire n’est pas d’ouvrir une enquête sur l’identité de ses agresseurs, non plus que de lui demander s’il ne serait pas pour quelque chose dans son état lamentable. Ce n’est pas non plus de philosopher sur l’existence du mal. La première chose à faire, c’est de lui venir en aide et de tenter de le sauver. Ce qui doit nous intéresser ce matin, c’est la bonne nouvelle de ce qui peut sauver l’humain de sa blessure.
L’humanité est une humanité blessée, et elle n’arrive jamais à guérir. L’Antiquité grecque exprimait cet état tragique par des mythes. Le mythe du labyrinthe, par exemple. Le labyrinthe, c’est l’histoire de l’humanité enfermée dans l’opacité du monde et de la vie. On pourrait dire qu’aujourd’hui, si la science ou à la technique ont multiplié le nombre de chemins prometteurs de lumière et de liberté, les impasses et les culs de sac dans lesquels elles nous entraînent ont été multipliés aussi.
Pour nous, qui insérons du mieux que nous pouvons notre vie dans un esprit de foi et d’espérance, Dieu a donné à l’humanité le fil d’Ariane qui sauve des impasses du labyrinthe. Ce fil d’Ariane, ce don infiniment précieux, cette grâce irremplaçable, c’est Jésus. C’est cet homme qui, par sa manière de vivre, a trouvé l’issue du labyrinthe et qui veut entraîner l’humanité vers la sortie. « Qui me suit ne marche pas dans l’obscurité, promet-il, mais il trouvera la lumière de la vie » (Jean 8 12).
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Mais qu’est-ce qui a guidé Jésus sur sa route d’homme appartenant, lui aussi, à une humanité blessée? Qu’est-ce qui lui a permis de détecter les chemins séduisants, larges et faciles qui promettent la vie mais ne sont qu’illusion, comme on le voit dans la scène des tentations au désert (Luc 4 1-13)? Qu’est-ce qui lui a révélé l’existence du sentier étroit et resserré, et celle de la porte étroite (Luc 13 23-24), par où il a vécu sa vie comme il l’a vécue et est entré dans la mort comme il y est entré, pour y recevoir de Dieu la vie en plénitude au-delà de sa mort?
Nous oublions trop souvent que Jésus était un juif du premier siècle et que tout ce qu’il savait de la vie et de son sens, tout ce qu’il savait et croyait sur Dieu et sur ses rapports avec l’humanité, c’est dans l’Écriture qu’il le trouvait, ces Écritures qu’on appelait alors « la Loi et les Prophètes ». C’est dans les Écritures que Jésus a puisé toute son inspiration et tout son courage. Son comportement durant sa vie adulte montre à quel point il avait intériorisé et faisait sans cesse sien l’esprit de la Loi et des prophètes. Pour lui, Dieu s’était fait proche, par sa Parole, de l’humanité blessée. On ne pouvait pas dire que la volonté du Dieu sauveur de l’humanité blessée était inaccessible, loin dans les cieux, pour qu’on en dise : « Qui montera aux cieux nous la chercher ? Qui nous la fera entendre, afin que nous la mettions en pratique ? » Elle n’était pas compliquée à trouver et à connaître, au-delà des mers, pour qu’on en dise : « Qui se rendra au-delà des mers nous la chercher ? Qui nous la fera entendre, afin que nous la mettions en pratique ? » Jésus ne cessait d’assimiler la conviction que la volonté de Dieu est tout près de nous, que sa Parole « est dans notre bouche et dans notre cœur, afin que nous la mettions en pratique ».
Mais au premier siècle, la Loi et les prophètes étaient devenus des objets d’étude savante, de discussions et de controverses. Des spécialistes, les docteurs de la Loi ou légistes, comme celui qui vient demander à Jésus « Qui est mon prochain? », avaient mis la main sur sa compréhension et la manière de la mettre en pratique. Comme cela se passe encore aujourd’hui dans les écoles talmudiques et rabbiniques, la casuistique juive se perdait, avec une triste bonne volonté, dans les plus extrêmes subtilités. Mais qui est mon prochain? Est-ce mon frère juif? Est-ce celui qui est pieux et vertueux? Serait-ce ma famille? Mes voisins? Mais si mon prochain m’a fait du mal? Mais si mon prochain ne se comporte pas comme la Loi l’exige?
Jésus a toujours refusé le chemin des choses compliquées. Pour lui, la volonté de Dieu est simple, et c’est par une histoire toute simple qu’il va l’enseigner. Simple, presque simpliste, sans nuances ou distinctions. Il met en scène tout simplement un bon, et il y a des méchants. Il y a le bon, qui est un samaritain, et il y a les méchants, représentés par le prêtre et le lévite, distingués par une attitude : les deux derniers se tiennent « à bonne distance », le premier « s’approche ». Ce dont il s’agit correspond à l’image de Dieu et de sa parole que nous portons : loin ou proche. Ce dont il s’agit, c’est de vivre comme le bon, en laissant parler son cœur sans que rien, même notre interprétation de la Loi de Dieu, n’y fasse obstacle. C’est si simple. « Va, et toi aussi fais de même ».
Nous sommes ici au cœur même de la foi chrétienne, et au cœur même de ce qui fait l’âme du protestantisme. Nous sommes ici sur la ligne de crête entre la loi et la grâce. La Loi, explique Paul, est sainte, car elle est le don fait par Dieu à l’humanité blessée pour lui enseigner le chemin de sortie du labyrinthe. Mais son intention profonde est si facilement trahie! Empêtrée dans le filet des interprétations que Jésus appelait « la tradition des anciens », elle devient tout sauf un moyen de salut. Elle peut devenir carcan et écraser : « Malheur à vous qui posez sur les épaules des gens un fardeau que vous ne portez pas vous-mêmes! » Elle peut devenir instrument de jugement et de condamnation : « Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là! »
Comme on peut être sévère avec les autres, et souvent contre soi-même, quand on a fait un faux pas! Mais pour Jésus, l’important, ce n’est pas tellement de ne faire aucun faux pas : c’est de continuer de marcher dans la bonne direction. Dieu nous révèle ses chemins, comme le disent les psaumes, et ce don que Dieu nous fait, nous devons apprendre à l’aimer et à le laisser nous transformer. Mais faisons-le comme chrétiens, en disciples de celui qui n’a pas aboli la Loi et les prophètes, mais les a portés à leur perfection, rendus à leur raison d’être ultime, que déjà le légiste connaissait pourtant : « Aime Dieu et aime ton prochain : fais cela, et tu vivras » « Va et fais de même ». Vivons en disciples de celui qui nous dit : « Je vous donne une Loi nouvelle : c’est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. »
Alors, on ne se demande plus « qui est mon prochain ». On se demande : « de qui serai-je le prochain? ». Car, en présence de l’humanité blessée, c’est Dieu qui, le premier, s’est fait proche, s’est penché vers elle et est venu à son secours. La grâce qui nous est donnée et que nous célébrons, c’est d’être convoqués à faire de même à notre tour.
Par Paul-André Giguère
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