Si je vous demandais de me donner le prénom de la fille d’Hérodiade, que me répondriez-vous ? … Possiblement : Salomé !
Si je vous demandais comment s’appelle la danse que Salomé a fait pour Hérode et ses invités, que me répondriez-vous ? … Possiblement : La danse des sept voiles.
Si vous relisez le texte attentivement, vous verrez que selon les versions, ‘la fille d’Hérodiade’ est nommée comme ça : ‘la fille d’Hérodiade’; ou parfois dans certaines traductions son nom est confondu avec celui de sa mère Hérodiade. La danse des sept voiles quant à elle est une création imaginative d’Oscar Wilde, de Richard Strauss ou d’Hollywood.
Nous rentrons dans cette histoire avec plus d’éléments qu’elle n’en contient. D’où viennent-elles ces informations supplémentaires ? Elles viennent de plusieurs endroits à côté des textes bibliques :
- La plus ancienne variation de notre histoire vient de la collection de livres intitulée « Les Antiquités Judaïques » [1] de l’historien juif Flavius Josèphe, premier auteur non chrétien de l’Antiquité à citer des personnages du Nouveau Testament ;
- Assez longtemps après les événements à travers l’histoire du prophète Yahya (Jean le Baptiste) dans le Coran (il s’agit ici d’une variante assez différente et colorée);
- Et finalement, des détails de la vie de Jean le Baptiste nous sont connus à travers différents évangiles apocryphes.
Quoiqu’il en soit, on en sait plus que ce que Marc nous dit avant de commencer à lire. Et pourtant, Marc qui a l’habitude d’être plutôt direct, parfois un peu rude et sans ‘fioritures de style’, veut nous conter cette histoire en long et en large, même si les détails sont un peu imprécis. Mathieu et Luc qui d’habitude reprennent les histoires de Marc et les raffinent, leur donnent plus de contexte et de nuances, cette fois en disent beaucoup, beaucoup, moins. Mathieu couvre la totalité de l’histoire presque sans détails; et Luc résume le tout en deux lignes : « Mais il reprocha au gouverneur Hérode d’avoir épousé Hérodiade, la femme de son demi-frère, et d’avoir commis beaucoup d’autres méfaits. Hérode ajouta encore à tous ses crimes celui de faire emprisonner Jean. » (Luc 3.19-20) L’Évangile selon Jean ne mentionne aucunement la mort de Jean le Baptiste.
Que nous dit l’historien Flavius Josèphe :
« Or, il y avait des Juifs pour penser que si l’armée d’Hérode avait péri, c’était par la volonté divine et en juste vengeance de Jean surnommé le Baptiste. En effet, Hérode l’avait fait tuer [Jean surnommé le Baptiste], quoique ce fût un homme de bien et qu’il excitât les Juifs à pratiquer la vertu, à être justes les uns envers les autres et pieux envers Dieu pour être unis par le baptême ; car c’est à cette condition que Dieu considérait le baptême comme agréable, s’il servait non pour se faire pardonner certaines fautes, mais pour purifier le corps, après qu’on eût préalablement purifié l’âme par la justice. D’autres s’étaient rassemblés autour de lui, car ils étaient très exaltés en l’entendant parler. Hérode craignait qu’une telle faculté de persuader ne suscitât une révolte, la foule semblant prête à suivre en tous les conseils de cet homme. Il aima donc mieux s’emparer de lui avant que quelque trouble ne se fût produit à son sujet, que d’avoir à se repentir plus tard, si un mouvement avait lieu, de s’être exposé à des périls. À cause de ces soupçons d’Hérode, Jean fut envoyé à Machéronte, la forteresse dont nous avons parlé plus haut, et y fut tué. Les Juifs crurent que c’était pour le venger qu’une catastrophe s’était abattue sur l’armée, Dieu voulant ainsi punir Hérode » (Antiquités Judaïques, livre XVIII, V, 1). (Antiquités Judaïques, livre XVIII, V, 1). [2]
En fin de compte, quand on entend la version de Flavius Josèphe, on est devant l’exposition d’un fait divers comme on en entend et l’on en voit souvent. Un dirigeant, un despote, un roi, élimine un ‘irritant’, un opposant, quelqu’un qui le critique. On a des exemples modernes de situations semblables : en 2018, le prince héritier, Mohammed ben Salmane est derrière l’assassinat du reporter Jamal Khashoggi ; le gouvernement russe, avec l’assentiment du président Poutine, tente depuis plusieurs années de réduire au silence l’opposant au régime actuel Alexeï Navalny ; et comment ne pas penser au meurtre du président haïtien Jovenel Moïse la semaine dernière.
En général, c’est plus dangereux de dire la vérité et de parler de justice à des dirigeants sans scrupules – à des gens qui ne valorisent pas la vie humaine – que l’inverse.
Marc aussi conte cette histoire comme s’il s’agissait d’un événement historique, mais ce n’est pas pour faire une chronique des nouvelles, il y a dans son intention d’autres motifs. Même si l’on ne peut pas être certain des motifs exacts du pourquoi Marc écrit cette histoire de la façon dont il le fait, on peut quand même, sans trop divaguer, s’avancer un peu sur certains points qu’il veut avancer:
- « C’est le seul récit qui ne soit pas consacré à Jésus dans Marc » [3] et « il en résulte un bref « récit de la passion » de Jean le Baptiste (voir vv. 24-25) qui préfigure les souffrances et la mort de Jésus (15,1-32). » [4]
- Jean le Baptiste a un ‘following’ comme on dit en anglais ! Il est encore vénéré et célébré par toutes les confessions chrétiennes, dans l’Islam, dans la foi Druze et Bahá’ï, etc. les quatre évangélistes font un gros effort pour souligner le lien fort entre Jean et Jésus, montrer que Jean vient avant Jésus en précurseur; qu’il est mort et que Jésus n’est pas Jean ressuscité. Bref, qu’ils ne sont pas rivaux et que Jean reconnaissait que Jésus était le Messie attendu par Israël. En tous les cas, après la mort de Jean beaucoup de ses disciples ont suivi Jésus.
- Jésus dit de Jean, qu’il « est venu à vous dans le chemin de la justice » (Mt 21.32) et dans cette optique, Jean critique Hérode – parce qu’il contrevient à la loi qui « interdisait les mariages consanguins (Lv 20.21) … et que pour épouser sa nièce [Hérodiade] Hérode Antipas avait répudié sa première femme » la fille du roi nabatéen, Arétas. » [5]
Donc, pour moi, le nœud du message de Marc est là. Nous faire réfléchir sur la tension, la lutte qu’il existe entre le pouvoir et la justice ou la vérité.
Il y a un mal qui se trouve dans les centres du pouvoir, tant politique que religieux. Les forts, poussés par des forces comme l’argent, le pouvoir, l’image publique, le contrôle, le sexe, « dominent » les faibles. Dans ce passage, nous sommes forcés de faire face à un monde qui s’oppose aux innocents, un monde où l’injustice et le pouvoir brutal prévalent.
L’image publique du roi Hérode est plus importante pour lui que le respect de la vie d’un autre homme. Les conséquences des actions de mauvaise foi sont généralement dévastatrices pour les personnes les plus vulnérables qui sont affectées par les décisions politiques ou personnelles des dirigeants. Cette histoire nous rejoint aujourd’hui dans nos quêtes pour la justice sociale. Elle résonne avec les préceptes de la théologie de la libération.
Où sommes-nous dans cette histoire ? Hérode, le roi d’Israël (Marc lui donne le titre de roi même s’il n’est que tétrarque, qui veut dire préfet), les courtisans, les officiers et les hommes de tête de Galilée – représentent le pouvoir et l’élite. Ils savent tous que Jean est un homme juste et que ce qu’il prêche est bon. Hérode l’écoute et il prend plaisir à l’écouter. Jean proclame la repentance, l’amour de Dieu et de son prochain… il proclame ‘l’option préférentielle de Dieu pour les pauvres’ (anachronisme qui fait référence aux théologiens de la libération – je l’assume). La fin tragique de Jean met en lumière les réponses et réactions de certains gouvernements aux critiques et aux traitements des pauvres et des opprimés, c’est-à-dire la prison, la torture et la mort. L’histoire met en évidence les luttes de pouvoir systémiques. Les puissants dans cette histoire manquent de compassion et de justice.
Marc ne nous dit pas comment réagissent les personnes représentant le pouvoir dans la salle où l’on célèbre l’anniversaire d’Hérode. Si nous avions été présents comment aurions-nous réagi ? Aurions-nous pris la parole ou serions-nous restés silencieux ?
Parlant de luttes de pouvoir systémique… les femmes dans le récit de Marc sont stéréotypées assez négativement.
Hérode est présenté comme un faible, mais presque sympathique; Hérodiade et Salomé nous sont dépeintes comme des ‘écœurantes’; des femmes méprisables !
Il faut approcher la place des femmes dans des textes comme celui-ci avec une dose de ‘suspicion’ comme le dit Paul Ricoeur. Le lecteur approche les motivations, les décisions et le vécu de femmes telles qu’Hérodiade et Salomé avec des biais, des présuppositions et des jugements déjà intégrés. Ils sont souvent culturels et inconscients. Les femmes sont souvent jugées avant même d’avoir été entendues. On pourrait aussi se demander si nos préjugés condamnent leurs gestes de la même façon qu’on le ferait si elles étaient des hommes.
Hérodiade et sa fille sont représentées dans la foulée des femmes méchantes dans la Bible : Jézabel, Gommer, la femme de Lot, la sorcière d’Endor, Dalila, la femme de Putiphar… et l’on remonte jusqu’à Ève – la première ‘méchante’.
Il faut également prendre en compte que les textes bibliques ont été écrits par des hommes pour un lectorat masculin (ou à peu près) et que ces femmes sont dépeintes par des hommes dans un cadre patriarcal.
C’est intéressant par exemple d’observer que Salomé n’a pas de prénom dans Marc et dans Matthieu.
Bref, l’on entre dans ce texte avec un amour pour Jean; on en sort ambivalent vis-à-vis d’Hérode et en révolte contre Hérodiade et Salomé.
Une des méthodes que les théologiennes féministes utilisent pour contrebalancer des textes célèbres utilisés « contre » les femmes est de se tourner vers d’autres textes peignant des situations semblables où les femmes sont montrées positivement. [6]
Il existe une histoire presque identique à la nôtre dans la Bible. L’histoire d’Esther. Je vous donne un petit résumé: le roi Assuérus demande à sa femme Vashti de venir le rejoindre, elle refuse, il l’exile. Esther participe à un concours qui a pour but de remplacer l’ex-reine Vashti avec la plus belle femme du royaume. Esther gagne le concours, séduit le roi et lui obéit en tout. Le conseiller Haman ourdit un complot qui vise l’extermination des juifs en Perse. Mise au courant du complot, lors d’une fête Esther danse pour le roi Assuérus qui lui fait la promesse suivante: « Qu’y a-t-il, reine Esther ? Quelle est ta demande ? Il te sera donné, jusqu’à la moitié de mon royaume » (Esther 5, 3-6). Elle demandera la tête du conseiller du roi qui voulait éliminer le peuple juif. Il sera pendu !
Les femmes, il y a longtemps et encore aujourd’hui, dans certains pays n’ont pas le contrôle sur leur personne. Elles sont mariées lorsqu’elles sont encore enfants et sont sous le contrôle d’hommes – père, grand frère, maris, fils ainé … Hérodiade est dépendante de son rôle d’être la femme d’Hérode Antipas. Elle n’a pas un réel contrôle sur sa vie. Elle est dépeinte comme haineuse, méchante et vengeresse. Par contre, Jean le Baptiste par la critique qu’il porte sur son mariage avec Hérode met sa vie et son statut en danger. Dans l’histoire de Marc elle prend la seule décision qu’elle peut pour survivre. On peut juger cette décision comme épouvantable et horrifiante, mais c’est une décision de survie.
Salomé pour sa part est dépeinte comme une marionnette – pas capable de décider ce qu’elle va demander à Hérode et pas capable de dire à sa mère que ce qu’elle demande n’a pas de bon sens.
Pensons-y. Comment traitons-nous les femmes qui s’approchent du pouvoir dans notre société; comment celles qui parlent de justice sociale et de justice écologique sont-elles présentées par les hommes au pouvoir ? Par exemple: Greta Thunberg, Malala Yousafzai, Emma Watson, Pauline Marois, Hilary Clinton … Au minimum, l’on peut dire qu’elles ne sont pas traitées comme leurs équivalents masculins. Tout n’est pas blanc ou noir dans la bible ; lire et interpréter des textes bibliques c’est lire à travers des nuances de gris.
Une théologienne féministe qui s’appelle Martha Althaus-Reid contraste la position de ces méchantes femmes des récits bibliques avec la présentation traditionnelle et unidimensionnelle de Marie comme « servante du Seigneur » (Luc 1.38). Elle décrit comment l’iconographie religieuse et l’idéologie promulguée autour de l’image de la vierge Marie comme servante éloignent les femmes des carrières politiques et des rôles de leadership. Collins dans Althaus-Reid relate que cette idéologie « nous a inculqué le commandement de sortir et d’être soumise ». REID p.104
– La danse est également dépeinte de manière négative dans notre texte. Décrite comme un outil utilisé par les femmes, dans ce cas pour révéler leur corps et séduire les hommes par des mouvements langoureux afin de séduire les hommes pour qu’ils fassent de mauvaises actions… et comme la danse est peuplée de nombreux hommes homosexuels, cette lentille négative les englobe aussi.
Il y a espoir que les choses changent. Qu’Hérode entende et qu’il écoute…
S’il n’y a pas d’espoir, on ne peut rien changer, on ne peut pas avancer, on est paralysé. Notre espoir, c’est que les cœurs peuvent être changés ! Par l’amour de Dieu pour l’humanité. Par l’Esprit Saint.
Si Jean préfigure Jésus en appelant à la repentance, à faire ce qui est juste et à aimer Dieu et son prochain; en Jésus, Dieu nous montre que la vie l’emporte sur la mort; … non pas en se soumettant aux pouvoirs des puissants de ce monde, non pas en se soumettant aux menaces armées, mais par l’AMOUR…
La bonne nouvelle dans ce récit pour nous aujourd’hui est que ‘les gens de pouvoir’ entendent les personnes qui portent des messages d’espoir et qui veulent créer un monde plus juste, plus équilibré, plus sain. S’ils entendent, il y a l’espoir qu’ils écoutent.
Continuons à faire entendre nos voix, faire monter nos lamentations quand ça va mal et nos réjouissances quand ça va bien.
LECTURES BIBLIQUES
[1] Wulfran Barthélemy, “Bible et Archéologie,” accessed July 10, 2021, http://bible.archeologie.free.fr/jeanlebaptiste.html.
[2] Barthélemy.
[3] Traduction Oecuménique de La Bible – Nouveau Testament, Éditions i (Paris, France: Les Éditions du Cerf / Société biblique française, 1972), 148.
[4] David L. Bartlett and Barbara Brown-Taylor, eds., Feasting on the Word: Preaching the Revised Common Lectionary – Year B, Volume 3, Kindle Ed (Louisville, Kentucky: Presbyterian Publishing Corporation, 2008), Loc 8056.
[5] Traduction Oecuménique de La Bible – Nouveau Testament, 83.
[6] Letty M. Russell, “Feminist Uses of Biblical Materials – From Feminist Interpretation of the Bible,” Wijngaards Institute for Catholic Studies, 1985, https://www.womenpriests.org/feminist-uses-of-biblical-materials-by-katharine-doob-sakenfeld-from-feminist-interpretation-of-the-bible/.
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