Image : https://alecoutedesevangiles.art/2014/09/30/
Comment pourrions-nous rester indifférents face à la conclusion de cette parabole de Jésus? Voilà un quidam qu’on est allé chercher au carrefour de la ville pour le faire entrer presque malgré lui dans la salle de noce et à qui on reproche de ne pas porter la tenue convenable. Serait-ce que tous les autres convives avaient dans leur sac à dos qui une cravate, qui une robe et des bijoux? Et qu’est-ce que ce roi qui après avoir fait tuer les premiers invités et incendier leur ville, prononce de si terribles paroles contre le malheureux?
Décidément, cette parabole est déconcertante et cousue d’invraisemblances. Et comme celle des vignerons que nous avons lue et entendue la semaine dernière, elle déstabilise. Elle choque. Et dans sa manière de nous la transmettre, c’est précisément l’effet que l’auteur de l’évangile voulait produire. Car Dieu sera toujours pour nous déconcertant : vous l’avez sûrement éprouvé à quelques reprises dans votre vie.
Mais alors, comment y trouverions-nous dans ces lectures une inspiration pour notre agir? Une parole d’espérance dans nos préoccupations? Je vous invite à me suivre en prenant un peu de recul et en nous donnant une vue d’ensemble. Nous allons regarder ensemble le cœur de la parabole et pour ce qui est de l’annexe du récit concernant le malheureux homme expulsé de la salle de noce, nous pourrons en parler durant l’échange auquel vous êtes conviés après le culte.
Je crois que comme dans la parabole des vignerons, c’est encore en s’inspirant d’Ésaïe que Jésus a inventé cette histoire. Deux éléments ressortent fortement du texte du prophète que nous avons entendu tout à l’heure : l’abondance et l’universalité. Ésaïe décrit de manière imagée ce que j’appellerais l’utopie juive, que Jésus a reprise à son compte en parlant, lui, du Règne de Dieu à venir. Pour lui comme pour Ésaïe, Dieu rêve pour l’être humain d’une vie en abondance, symbolisée par l’image d’un festin extraordinaire fait de viandes de premier choix et de vins de qualité. Le projet de Dieu sur l’être humain est également traduit par la promesse que toute souffrance, toute larme, et jusqu’à la mort elle-même, n’auront pas le dernier mot. Peut-on demander davantage! Ça c’est une promesse qui fait du bien. « Dieu essuiera toute larme de nos yeux ».
De plus, cette promesse concerne toute l’humanité. Ésaïe est formel : elle concerne « tous les peuples » (mentionné deux fois)… « toutes les nations », et c’est sur « tous les visages » que Dieu séchera les larmes, et « dans tout le pays » qu’il supprimera la honte.
L’idéaliste qu’était Jésus portait cette conviction inébranlable qui explique son enseignement et son agir. Pour lui, il existe une alliance indéfectible entre Dieu et l’humanité et cette universalité est sans condition. Dans notre parabole, il mentionne que tous sont invités, d’abord les dignitaires de la première liste, qui déclinent l’invitation, et puis, dit le texte, « tous ceux que vous trouverez, les méchants comme les bons ». Déjà, Jésus avait parlé d’un Dieu qui « fait lever son soleil aussi bien sur les méchants que sur les bons, et tomber la pluie bienfaisante autant sur les justes que sur les injustes[1] ». Il savait parfaitement que dans le monde se côtoient le bon grain et la mauvaise herbe[2] et que le filet des pêcheurs capte toutes sortes de poissons, certains comestibles et vendables, d’autres non[3]. Le Règne de Dieu concerne absolument tout le monde, dans un inextricable écheveau d’élans et de replis, d’ouverture et de refus.
Revenons maintenant à la scène des invités au banquet. Comme presque toutes les paraboles de Jésus, celle-ci est une parabole de la grâce. Une histoire de la générosité de Dieu qui ne se résout pas à ce que quelqu’un demeure à l’écart de la plénitude de vie et de joie à laquelle il nous destine et à laquelle nous aspirons tous.
Mais cette générosité se heurte à la liberté humaine, ici au refus des invités; le texte est clair : « eux ne voulaient pas venir ». Il y a sans doute d’abord des indifférents. Des personnes qui ne sont absolument pas intéressées. Cela me fait penser à la réflexion de l’écrivain et homme politique tchèque Vaclav Havel que cite Antoine Nouis dans son commentaire de l’évangile d’aujourd’hui : « L’élément tragique pour l’homme moderne, ce n’est pas qu’il ignore de plus en plus le sens de sa vie, mais que ça le dérange de moins en moins. » Il y a des indifférents, et il y a aussi ceux qui ne pensent qu’à leur intérêt immédiat : qui son champ, qui son commerce. Nous y reviendrons.
Ceci dit, pour comprendre la violence qui s’exprime dans le texte et qui provoque en nous un incontournable malaise, il nous faut observer le travail de l’évangéliste Matthieu qui nous transmet cette parabole. En effet, Luc nous en présente une version assez différente[4] placée dans le cadre de la place que les chrétiens doivent faire aux pauvres. Le texte de Luc est probablement plus proche de l’histoire créée et racontée d’abord par Jésus. C’est chez Matthieu qu’on retrouve les éléments les plus problématiques pour nous : la colère du roi qui fait mourir les premiers invités et détruire leur ville, et l’expulsion d’un convive sous prétexte qu’il ne porte pas la tenue convenable pour l’événement.
Voyez-vous, Matthieu a inséré cette parabole comme un chaînon dans le climat de tension montante qui précède immédiatement le récit de la passion et de la mort de Jésus. Dans ces derniers chapitres de son évangile (21-22), Jésus ne s’adresse plus à ses disciples, mais aux leaders et gens de pouvoir qu’il mentionne : les grands prêtres, les anciens du peuple, les Pharisiens, les Hérodiens, les Sadducéens. Et quand il s’adresse une dernière fois aux foules et à ses disciples (23,1), c’est pour s’en prendre à l’hypocrisie des scribes et des pharisiens. Matthieu crée ainsi un climat de plus en plus tendu qui ne cesse de s’envenimer jusqu’à conduire à l’arrestation de Jésus, à son procès et à son exécution.
Pourquoi donc? Matthieu, nous le savons, écrit pour une communauté formée de chrétiens d’origine et de culture juive persécutés par les leaders religieux, particulièrement au lendemain de l’assemblée de Jamnia qui, après la destruction de la ville par les Romains, avait décrété que les chrétiens seraient exclus de la synagogue. Cela explique le côté polémique de cette section de son évangile où Matthieu donne à entendre que ce sont les chefs juifs qui se sont exclus eux-mêmes de la fête en refusant l’invitation lancée par Dieu par l’intermédiaire de Jésus.
Bon, cela est bien historique, j’en conviens. Prenons un moment pour digérer tout ça avant de nous demander : mais en quoi cela nous concerne-t-il?
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À une semaine de l’Action de grâce où nous avons été invités à nous réjouir des récoltes de cette année, et à la veille de la Journée mondiale de l’alimentation[5], revenons à l’image du festin plantureux qui symbolise pour nous la grâce de Dieu enveloppant tous les peuples. Comment ne pas voir, alors, que si tous sont invités, trop peu se retrouvent à la table? La faim ne recule pas dans le monde, et ce n’est pas la faute de Dieu. La guerre en Ukraine compromet les livraisons de blé dont dépendent bien des pays. Et puis, la sécheresse ici, les inondations là, manifestations toujours fréquentes et plus intenses des dérèglements du climat, créent aussi des pénuries alimentaires. Ici même, nos banques alimentaires n’arrivent plus à répondre à la demande en raison de l’inflation.
Or, sans devenir moralisateur, on doit reconnaître que tout cela dépend de la négligence et de la convoitise humaine. Tout comme les serviteurs qui invitent au repas de noce, les rapports successifs du GIEC ou des différentes Conférences des parties (COP) nous invitent depuis des décennies à prendre conscience de l’urgence de répondre à l’appel de préserver la richesse et l’abondance de la création, au premier chef des ressources alimentaires. Mais les entreprises qui contrôlent l’industrie agricole et qui fixent les prix à la Bourse de Chicago, tout comme les spéculateurs qui, en véritables prédateurs, achètent les terres agricoles, en font monter les prix et obligent les agriculteurs à louer les terres qu’ils sont devenus incapables d’acheter, ne sont-ils pas pour une large part responsables des problèmes de l’alimentation dans le monde? Les recommandations du GIEC et des COP vont à l’encontre de leurs intérêts. « Qui à son champ, qui à son commerce », dit la parabole au sujet de ceux qui n’entendent pas la voix des serviteurs du roi et cherchent même à les faire taire. Les grandes entreprises ne veulent pas entendre l’invitation à rompre avec la recherche effrénée du profit et, par un lobbyisme soutenu, font pression sur les autorités politiques et mettent mille bâtons dans les roues de ceux qui souhaitent préserver la richesse que Dieu offre à tous, aussi bien les bons que les méchants.
Nous savons parfaitement que le combat contre la faim dans le monde et pour le salut de la création impliquera des renoncements et des changements à notre style de vie et nos habitudes de consommation. Heureusement, notre tradition spirituelle nous outille pour nous engager résolument dans ce changement. Nous avons entendu Paul tout à l’heure, qui a la sagesse de dire : « Je sais être dans l’abondance, mais je sais aussi vivre de peu. J’ai été formé à tout et pour tout : à être rassasié et à souffrir la faim, à être dans l’abondance et dans les privations. »
La parabole m’apparaît donc comme une mise en garde contre l’inaction, bien sûr, mais surtout comme un appel à entrer dans un mode de vie et de consommation plus sobre, en alliance avec tous ceux et celles qui ont à cœur la réalisation de la volonté de Dieu pour que disparaisse « le voile tendu sur tous les peuples, l’enduit plaqué sur toutes les nations » et que l’on puisse dire dans toutes les nations : « C’est lui notre Dieu. Nous avons espéré en lui, et il nous délivre. »
Amen.
LECTURES BIBLIQUES
[1] Matthieu 5,45.
[2] Matthieu 13,29-30.
[3] Matthieu 13,47-50.
[4] Luc 14,15-24.
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