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Le récit des tentations de Jésus au désert : quelle belle manière d’entrer dans la thématique du discernement, qui constituera le fil conducteur de notre marche vers Pâques!
Ne pensez-vous pas que ce texte gagnerait à être appelé les discernements de Jésus plutôt que les tentations de Jésus, qui confère le rôle principale au Satan? Les discernements de Jésus. Voyez comment les évangélistes ont habilement choisi de placer ce récit au tout début de l’évangile pour nous fournir, dès le départ, la clé de la cohérence de la vie de Jésus de Nazareth, les critères qui, jusqu’à sa mort, ont guidé ses choix et ses engagements. Et qu’il nous propose de faire nôtres.
Savez-vous comment j’ai tendance à qualifier le mouvement intérieur qui guidait Jésus dans ses choix et dans sa manière d’être et de vivre? « Décentrement ». C’est une attitude déjà à l’œuvre dans la demande de Salomon. Jésus avait délibérément, volontairement, renoncé à toute forme de recherche de lui-même. Jamais le voit-on centré sur lui, cherchant son intérêt personnel. Jamais. Jamais ne nous apparaît-il comme cherchant à plaire. Cet homme n’était pas là pour être aimé, mais pour aimer. Il ne voulait pas être servi, mais il se croyait envoyé pour servir. Il ne faisait aucun compromis avec les attentes de son entourage qui espérait qu’il soit un guérisseur. Ou un libérateur politique. Ou un parfait pharisien qui unifierait sa vie selon les règles strictes de ce qui est permis ou interdit, pur ou impur.
Voyez-vous dans les évangiles Jésus se soucier de lui-même? Son ascendant sur les foules? Il s’en méfiait. Sa célébrité? Il cherchait à y échapper. Sa sécurité? Il la mettait régulièrement en péril. Les évangélistes nous présentent Jésus comme un être toujours tourné vers l’autre, et singulièrement vers les plus petits. Les moins considérés. Les oubliés. Les gens sans importance et ceux ou celles qui vivaient repoussés dans la marge et dans l’insignifiance sociale et religieuse.
C’est de cela qu’il s’agit lorsque, dans le récit que nous lisons ensemble ce matin, Jésus refuse de se donner lui-même du pain à manger, de séduire les foules par un exploit comme se jeter en bas du temple ou de faire tout compromis avec sa foi en devenant mu de pouvoir.
Le décentrement de Jésus, ne l’oublions jamais, était le fruit de décisions constamment prises et reprises au cœur des circonstances changeantes dans lesquelles il a été placé. Jésus, habité par l’Esprit et poussé par l’Esprit, comme le dit la première ligne de notre récit, apparaît comme en constant discernement chaque fois qu’on le questionne, qu’on le conteste, qu’on lui demande quelque chose, qu’il rencontre un obstacle ou remporte un succès.
Dire de Jésus qu’il a été une personne absolument décentrée, ce n’est pas dire qu’il ait été sans personnalité : il avait au contraire une forte conscience de lui-même et de sa mission. Mais toutes ses ressources étaient, par choix, au service des autres. Pour rependre les mots d’une poésie utilisée depuis des siècles dans la liturgie chrétienne de la Pentecôte, ce qui le guidait, ce qui le motivait, sa passion, quoi, c’était de purifier ce qu’on disait impur, de baigner ce qui était aride, de guérir ce qui était blessé, d’assouplir tout ce qui était rigide, d’apporter de la chaleur là où c’était froid, de rendre droit et de redresser ce qui avait été faussé.
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Le conseil des anciennes et anciens de la communauté nous propose de faire du temps qui nous sépare de Pâques un temps fort de discernement. Six semaines où nous risquerions la lucidité sur notre vie personnelle, mais aussi sur la qualité spirituelle de notre vie communautaire. Pour cela, puisque nous sommes disciples de Jésus, il convient de retrouver ce qui l’éclairait et le guidait, lui, dans ses choix.
Le décentrement de Jésus ne veut pas dire que cet homme n’avait pas un centre. Au contraire. Les trois réponses que Jésus donne au tentateur nous montre que son centre, c’était Dieu. Sa première réponse nous fait voir que pour lui, Dieu a parlé par les prophètes et les autres écrivains bibliques et il parle toujours, l’Écriture nous servant de décodeur ou de révélateur comme autrefois le révélateur photographique qui faisait apparaître la trace invisible de la lumière sur la pellicule. La deuxième réponse de Jésus montre sa conviction qu’il ne faut pas mettre Dieu à l’épreuve, c’est-à-dire douter de lui, de sa présence, de sa fidélité et ne pas attendre de lui qu’il se fasse voir avec puissance et éclat. Et enfin, sa troisième réponse rappelle que Dieu seul est Dieu, c’est-à-dire seul fondement de nos vies et, donc, de nos choix et de nos décisions.
Jésus prenait ainsi le contre-pied du légalisme et du ritualisme prédominant à son époque. Du coup, il a révélé que Dieu lui-même n’est pas centré sur lui même. Le décentrement est la caractéristique du Dieu de Jésus. Pour lui, Dieu est un être qui donne et non un être qui prend. Un Dieu qui a à cœur la vie, la dignité et la liberté de toute personne. Un Dieu patient, qui compatit à nos souffrances, qui comprend nos faiblesses, qui pardonne et qui croit la capacité de toute femme et de tout homme d’être meilleurs. Les choix de Jésus révèlent qui Dieu veut être pour l’humain.
La deuxième chose que Jésus révèle, c’est que nous avons la capacité de marcher à sa suite. C’est qu’il existe pour nous un chemin praticable, une manière de vivre faite de joyeuse liberté, de solidarité active où personne ne serait oublié, d’universalité où aucune barrière ne séparerait les personnes.
Chaque génération chrétienne a eu à relever les défis de la fidélité dans des circonstances historiques et des changements culturels extrêmement divers. En 2023, nous vivons dans une société capitaliste qui nous enjoint de rechercher le profit. Une société des droits individuels qui incite au chacun pour soi. Une société de l’apparence, façonnée par les spécialistes du marketing et les faiseurs d’image. Une société qui tend à nous manipuler en nous assommant de sollicitations incessantes à chercher toujours plus pour nous-mêmes. Nous vivons dans une société de compétition, où la recherche de popularité et de prestige est une règle tacite.
Les options de Jésus, que nous sommes invités à faire nôtres, relativisent complètement la soif de l’avoir et de l’accumulation. Le culte du vedettariat. Et la recherche du pouvoir. Les options de Jésus ont quelque chose de subversif.
Ces options, heureusement, rencontrent des attentes déjà très présentes dans notre milieu. Il y a des décennies que les altermondialistes répètent qu’un autre monde est possible et désirable, qu’une autre manière de vivre est possible. Une autre manière de consommer aussi. L’accueil positif accordé chez nous à la question « En as-tu vraiment besoin? » me semble révélateur. Les mouvements qui poussent pour la fin des discriminations révèlent qu’une autre manière d’être en relation avec les autres est possible et désirable. L’attraction exercée par les pratiques de méditation et de pleine conscience montre qu’une autre manière de se voir soi-même est possible et désirable. Et l’envers du rejet et du discrédit dans lequel sont tombées les Églises témoigne de l’aspiration à une autre manière de faire Église qui ressemblerait moins à une institution avec ses rites et ses dogmes qu’à un mouvement.
Au fond, n’est-ce pas de liberté qu’il est ici question? Le discernement ne vise-t-il pas à libérer sa vie de ce dans quoi cherchent à nous confiner et nous réduire les attentes des autres, les pressions du marketing, les préjugés, ou notre insécurité?
Discerner, c’est faire la lumière sur une situation. Jésus était guidé par une lumière intérieure que l’évangéliste appelle l’Esprit, qui le conduit au désert précisément pour discerner. À notre tour de nous ouvrir à ce même Esprit pour qu’il nous aide à « ne pas prendre pour modèle le monde présent et à renouveler notre lucidité afin de discerner ce qui, dans nos vies personnelles et dans notre environnement, est bien aux yeux de Dieu, lui est agréable, est parfait » (Romains 12,2).
Amen
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