« On lui amène un sourd qui, de plus, parlait difficilement et on le supplie de lui imposer la main. […] Jésus lui mit les doigts dans les oreilles, cracha et lui toucha la langue. »
Je peux me tromper, mais je crois que le début de ce récit est tout à fait unique dans tout le Nouveau Testament. La main, les doigts, les oreilles, la langue. Si on compte aussi la salive, cela fait cinq parties du corps mentionnées en deux petits versets. Et puis, il y a ce mot araméen, Ephphata, qui rappelle combien Jésus était incarné non pas dans une humanité abstraite et incolore, mais dans une culture bien précise et limitée.
Nous voici au cœur de ce que les chrétiens appellent le mystère de l’incarnation.
Les extraits de la Bible inspirant cette réflexion sont donnés à la toute fin de la prédication. Vous pouvez cliquer sur les liens pour lire les extraits. |
La grâce ne peut pas être plus charnelle. Le divin ne peut pas être plus humain. Et peut-être serait-il plus juste d’inverser cette phrase : dans ce texte, la chair est révélée lieu de la grâce, et ce qui est humain apparaît chargé de divin.
Rien d’étonnant, alors, qu’un des articles de notre profession de foi soit : « Nous sommes appelés à constituer l’Église pour célébrer la présence de Dieu, pour vivre avec respect dans la création. » Car où ailleurs que dans la création se trouve la présence de Dieu?
Pour nous, croyants, la vie est ce qu’il y a de plus sacré, parce que c’est en tout ce qui vit que se révèle le plus le mystère de Dieu. Si les grandes forces qui structurent l’univers et les multiples formes d’énergie qui le traversent dépassent notre entendement et nous suggèrent l’immense grandeur du créateur, du plus fragile des papillons à la plus complexe des fourmilières en passant par l’élégance des méduses, sans parler de l’admirable complexité de l’être humain, tout ce qui vit constitue une louange au Seigneur, comme le dit le psaume 150 (v.6).
Alors, puisque cette année le « Temps pour la création » est recouvert, chez nous, par la campagne électorale, comment ne pas nous étonner et nous inquiéter de ce que les questions écologiques occupent si peu de place dans le discours public? Les événements ne manquent pourtant pas depuis deux semaines : l’autorisation de réutiliser le charbon aux États-Unis, la suspension forcée du projet d’oléoduc Trans Mountain, la démission fracassante du ministre français Nicolas Hulot, la chronique fataliste du journaliste Patrick Lagacé, la lettre des 200 personnalités du monde des arts et de la science, le typhon au Japon… Comment comprendre alors cet inquiétant presque silence des partis, mais aussi de l’opinion publique, sur les questions du respect de la création?
C’est habités par ces questions que nous pouvons revenir aux textes bibliques d’aujourd’hui. Ésaïe nous dit, en recourant à des images éloquentes, l’essentiel du projet divin au sujet de la vie. Celle-ci est belle, mais elle est inachevée et perfectible. Il y a des personnes qui ont des yeux et ne voient pas, une langue et ne parlent pas, des oreilles et n’entendent pas, des jambes et ne marchent pas. Mais pour Dieu, cela ne saurait être vu comme une fatalité. Oui, il y a des personnes qui souffrent de handicaps, mais « les yeux des aveugles verront, les oreilles des sourds s’ouvriront. Le boiteux bondira comme le cerf, la bouche du muet criera de joie. » Sans doute, il y a des régions du monde inhospitalières, mais « des eaux jailliront dans le désert, des torrents dans la steppe. La terre brûlante se changera en lac, la région de la soif en sources jaillissantes. (35 5-7).
Cette perspective optimiste, nous la faisons nôtre. Inspirée par elle, nous refusons toute fatalité et tout découragement. C’est vrai qu’il y a de quoi se décourager devant des obstacles qui paraissent insurmontables. Ésaïe le savait, lui qui commence par « Rendez fortes les mains fatiguées, rendez fermes les genoux qui s’affolent : soyez forts, ne craignez pas » (35 3).
Peut-être est-ce seulement ceux et celles qui sont animés par une passion extrême pour la vie et par une foi qui les dépasse qui peuvent continuer de poser les petits gestes du quotidien et prendre la parole pour remettre la question de la vie au plus haut des priorités.
Devant pareille tâche, pareille mission, pourrions-nous dire, nous sommes partagés. D’un côté, nous aimons chanter avec le prophète Ésaïe : Me voici, Dieu. J’ai perçu ta voix dans la noirceur, je prendrai ton peuple sur mon cœur. De l’autre, nous disons du même souffle : Malheur à moi, mes lèvres sont impropres à proclamer le projet divin pour la vie (Es 6 5.8). Devant pareille tâche, pareille mission, ne ressemblons-nous pas aussi à Moïse qui savait combien il n’était « pas doué pour la parole, combien il avait la bouche lourde et la langue lourde » (Ex 4 10)?
Nous ressemblons donc à cet homme qu’on a conduit à Jésus, qui « parlait difficilement ». Marc nous dit que les gestes si physiques posés par Jésus l’ont rendu capable de parler « correctement. » Orthôs, en grec, comme dans orthophoniste, orthographe ou orthodontiste. Jésus rend capable de de parler droit. De parler juste.
Avez-vous remarqué comment Marc écrit les choses? « Ses oreilles s’ouvrirent, sa langue se délia, et il parlait correctement. » Il parle correctement parce que ses oreilles se sont ouvertes. Comme il l’a fait pour cette personne souffrant de deux handicaps, Jésus nous prend ici, dans ce temple, tôt le matin, « loin de la foule, à l’écart ». Il nous rencontre ce matin dans sa Parole, que nous entendons avec nos oreilles. Il fait de nous des « entendant » pour que nous devenions des « parlant ».
Nous prierons donc ce matin pour que chacune, chacun de nous trouve sa manière de « parler correctement » comme citoyenne ou citoyen. Selon nos aptitudes, nous nous adresserons au courrier des lecteurs, nous publierons un commentaire sur des blogues, nous afficherons nos convictions ou partagerons des textes sur les réseaux sociaux, éventuellement nous poserons des questions aux candidates et candidats. Nous nous rappellerons qu’il y a une dimension spirituelle à nos engagements, même modestes, pour que la vie soit au cœur du projet politique.
Trouvons dans notre foi les raisons pour parler, et le courage de parler. Prions le Seigneur de nous donner de parler juste. Sans bredouiller. Sans balbutier. Demandons-lui de nous aider à poser les vraies questions, à trouver les mots qui font du bien et qui encouragent et stimulent. Demandons-lui de nous donner de savoir aussi oser les mots qui interpellent et qui dérangent. Oui, prions le Seigneur de nous dire, dans le plus concret de notre humanité : Ephphata! Ouvre-toi. Amen.
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