Photo : Frank Core, sur pexels.com
J’aimerais vous raconter d’abord deux histoires. Deux histoires vraies. Et récentes.
Je m’inspire tout d’abord des mots d’un de nos analystes les plus perspicaces, Matthieu Bélisle, dans un texte qu’il a publié dans la Presse + il y a moins de deux semaines.
Le 14 février 1990, la sonde Voyager 1 qui avait été lancée à la fin des années 1970 a pris une des photos les plus célèbres de l’histoire de l’exploration spatiale. Elle devait éteindre sa caméra avant de continuer sa route loin du système solaire. Mais le responsable du programme s’est dit : pourquoi ne pas profiter de la sonde pour prendre une photo de la Terre? Après deux ans de préparation, la sonde prit le cliché qu’on a surnommé le Pale Blue Dot.
Une fois la photo imprimée, la responsable de l’analyse n’arrivait pas à repérer la Terre. Elle a d’abord cru à une erreur technique. Et puis, elle distingua sur l’image une petite saleté, comme un grain de poussière, qu’elle gratta pour le détacher. Or, le grain de poussière faisait partie de la photo : c’était la Terre. L’image fait moins d’un pixel, c’est un tout petit point bleu pâle. Et c’est sur ce petit point de rien du tout, à peine visible, que nous sommes embarqués.
Deuxième histoire. La fin de semaine dernière, le télescope spatial européen Euclide a été lancé avec succès de Cap Canaveral, en Floride. Sa mission est de tenter d’éclairer l’une des plus grandes énigmes scientifiques, la matière noire et l’énergie sombre, qui constituent 95 % de l’Univers mais dont on ne sait pratiquement rien. Vous comprenez bien : on ne sait quasiment rien de 95% de l’Univers, alors qu’on est loin d’avoir fini de découvrir l’immensité du 5 % visible dont le télescope spatial James Webb nous relaie des images spectaculaires depuis près d’un an.
Ces histoires apportent un relief insoupçonné à une prière biblique écrite il y a au plus 2500 ans : « À voir ton ciel, l’ouvrage de tes doigts, la lune, et les étoiles que tu as formées, que sont donc les êtres humains pour que tu penses à eux, les descendants d’Adam pour que tu t’en préoccupes? » (Psaume 8)
Qu’est-ce donc que l’être humain, cet atome qui passe en un éclair sur un grain de poussière qui s’agite autour d’une étoile insignifiante? Quand on reporte cette question à l’échelle de l’univers, nul mot, nulle image n’approche même d’un début de réponse satisfaisante à la gravité de la question.
Mais alors, toujours à l’échelle de l’univers, qui donc est Dieu?
Comment, depuis notre condition minuscule, pourrions-nous prétendre savoir? Qui donc est Dieu?
N’est-il pas pour nous l’inconnaissable chanté par Grégoire de Nazianze?
Et pourtant, nous osons. Nous qui nous insérons dans le droit fil d’une tradition spirituelle millénaire, nous avons des mots, en fait plutôt des images pour balbutier un début de réponse? Nous croyons, ô combien humblement, avoir reçu une certaine capacité de dire, plus ou moins maladroitement, quelque chose de juste sur Dieu.
C’est ce que me suggère la parole de Jésus que nous avons entendue tout à l’heure.
Qui donc est Dieu? L’évangéliste Jean, qui jouissait de quelques décennies de réflexion chrétienne sur l’expérience initiale, formule ainsi la chose : « Dieu, personne ne l’a jamais vu. Mais l’unique Dieu appuyé contre le cœur du Père, l’a raconté » (1 18 – NTB Bayard/Mediaspaul).
« Le cœur du Père » : Jésus, nous le savons, parle habituellement, je dirais spontanément, de Dieu comme d’un père (une mère). Les quatre évangiles sont unanimes : Jésus se vivait face à Dieu comme un fils face à son père.
On ne dira jamais assez tout ce que cela signifie. Voyons plutôt, sans développer.
Qui dit père ou mère dit intimité. Pour Jésus, il n’y avait aucune distance entre lui et Dieu.
Qui dit père ou mère dit aussi antériorité. Dans son rapport immédiat avec Dieu, celui-ci constitue pour Jésus son antériorité : Dieu est celui d’où il vient, d’où il provient.
Et puis, qui dit père ou mère dit amour. Inconditionnel. Indéfectible. Plus fort que tout. Jésus conaissait ce texte d’Ésaïe : « Une femme oublie-t-elle son petit bébé? Oublie-t-elle de montrer sa tendresse à l’enfant de sa chair? Même si c’était le cas, moi, je ne t’oublierai pas! Tu es tatoué sur les paumes de mes mains » (45 15-16). Et il nous dit : « Qui d’entre vous, si son enfant lui demande du pain, irait lui donner une pierre? Ou s’il demande un poisson, irait lui donner un serpent? (Mt 7 9-10) » Il me semble entendre Jésus ajouter : Voyons donc!
Qui dit mère ou père, dit aussi confiance. Pour Jésus, devant Dieu, on peut s’abandonner en toute confiance sans éprouver aucune crainte.
Et puis, qui dit père ou mère dit encore ressemblance. Pour Jésus, il y a du divin en lui, et il y a du divin en chacun de nous, de la même façon que nous portons non seulement le bagage génétique de nos parents, mais aussi quelque chose de leurs valeurs, leurs sensibilités, leurs manières d’être. Je me suis souvent demandé : quel type d’homme avait donc été Joseph, l’époux de Marie? La figure paternelle a été si parlante que Jésus a pu la privilégier pour connaître Dieu et en parler. Bien sûr, il existe malheureusement des pères violents. Des pères absents. Des pères indifférents. Des pères dominateurs. Clairement, Joseph n’était pas ceux-là.
Enfin, qui dit mère ou père, dit fraternité et sororité. Pour Jésus, les êtres humains sont frères et sœurs en raison d’une paternité initiale. Il est notre frère à toutes et tous.
Intimité, antériorité, amour, confiance, ressemblance, fraternité : ce n’est vraiment pas rien de penser à Dieu comme un père ou une mère.
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Dieu : notre Père. Notre Mère. Nous avons été éduqués à penser que le cas de Jésus est un cas à part puisqu’il serait le fils unique de Dieu de toute éternité. Je ne nie bien sûr pas cette condition particulière. Mais Jésus ne cesse d’insister, et nous en venons au texte d’aujourd’hui, nous pouvons nous aussi entrer dans le même rapport avec Dieu : « De même que seul un père connaît vraiment son fils, ainsi seul un fils connaît vraiment son père, et les personnes à qui il veut bien en faire la révélation. »
C’est bien de révélation qu’il s’agit. Historiens et exégètes s’accordent pour reconnaître que Jésus innove en parlant constamment de Dieu comme de son père. Et, ajoute-t-il souvent, notre père. Voyez-vous, sauf les mentions de Dieu comme père du peuple juif, l’idée que Dieu soit père de chacune et de chacun est absolument absente de l’Ancien Testament,. Elle ne s’y trouve que quatre fois, dont deux dans les livres tardifs deutérocanoniques ou apocryphes de Tobie et de la Sagesse de Salomon. Par contraste, dans le Nouveau Testament, Dieu est mentionné comme Père, Père de Jésus et notre Père pas moins de 258 fois. L’attitude filiale de Jésus devant Dieu tranche absolument avec les représentations dominantes du divin dans la pensée juive à son époque. Et, il faut savoir le reconnaître, avec les idées spontanées que l’on se fait de la divinité dans l’histoire des religions.
Présenter Dieu comme Père, dire qu’on se relie à lui à la manière simple et confiante d’un fils ou d’une fille, cela ne repose sur aucun raisonnement, aucune démonstration, mais seulement sur une expérience intérieure. Relisons encore la parole de Jésus : « De même que seul un père connaît vraiment son fils, ainsi seul un fils connaît vraiment son père. »
Le verbe grec traduit ici par connaître n’est pas le simple verbe connaître ordinaire. C’est un verbe intensif qui veut dire : « connaître vraiment ». Et ici, Jésus ne nous parle pas de connaissances théologiques. Il ne parle pas de savoir qui est Dieu. Il parle d’une connaissance par expérience.
« Seul un fils connaît vraiment son père, et les personnes à qui il veut bien en faire la révélation. »Voici la bonne nouvelle pour nous : Jésus nous fait connaître, c’est-à-dire nous donne accès à la même expérience de Dieu que celle qu’il vivait. Il nous invite à la vivre à notre tour. Nous croyons que l’Esprit qui a animé Jésus nous anime également. C’est ce qu’on appelle la sanctification.
Rappelons-nous que les premiers auditeurs de Jésus voyaient d’abord Dieu comme un législateur et un juge. Les évangiles et les épîtres témoignent que cette conception de Dieu et ce régime de la loi constitue un fardeau lourd à porter. Car nous ne sommes jamais à la hauteur. En proposant un visage familier et aimant de Dieu, Jésus nous permet de déposer le fardeau sous lequel nous ployons. Il nous propose à la place une discipline, certes, mais étonnamment légère, où nous trouvons « le repos pour nos âmes ». Il nous propose une vie de confiance et d’action de grâce, je dirais même une liberté et la possibilité d’une spontanéité en présence du mystère.
Qui donc est Dieu?
Comme plusieurs de nos contemporains, nous éprouvons un profond vertige devant les images de notre minuscule planète dans l’espace. Rendons grâce à notre Père et Mère de ce qu’il nous donne accès à lui dans l’intimité, la confiance et la fraternité. Et à notre tour, cette proximité, faisons-la connaître par notre qualité d’être et la légèreté qui vient de Dieu. Que toute notre vie murmure : dans l’univers immense, « non, nous ne sommes pas seuls. Nous vivons dans le monde que Dieu a créé et ne cesse de créer. Dieu est avec nous ».
Amen.
Un commentaire
Gratitudes pour cet enseignement!
Paix en soi, paix dans le monde!