Dessin P.-A.G. Inspiré de Gordon Light
Vous vous attendiez peut-être à réentendre le récit de la Pentecôte que nous connaissons bien, avec les disciples qui, réunis dans la chambre haute, reçoivent « les langues de feu ». On n’y pense pas toujours, mais il y a trois récits du don de l’Esprit dans le Livre des Actes des apôtres. Outre le récit habituel et familier, il y a aussi celui où Luc rapporte le don de l’Esprit aux Samaritains (8 14-17), et celui que nous venons d’entendre, où le don de l’Esprit se produit dans la maison d’un militaire dans la ville romaine de Césarée.
En fait, ces trois récits articulent habilement le programme que Luc s’est donné pour son ouvrage et qu’il a placé dans la bouche du Seigneur ressuscité : « Vous allez recevoir une puissance, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous; vous serez alors mes témoins à Jérusalem et dans toute la Judée, et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » (1 8).
Une chose me frappe dans ces trois récits : c’est qu’ils mettent en relief l’initiative divine. C’est chaque fois Dieu qui, de façon inattendue, fait irruption dans la vie des communautés et des individus. Ce fait suggère qu’il y a des moments comme ça où Dieu bouscule. Comme une rafale qui prend par surprise. Comme « un violent coup de vent », écrit Luc à propos de la Pentecôte de Jérusalem (2 2). Un vent que l’on appelle le Saint Vent, le Souffle Saint, le Saint Esprit. Et cette irruption de Dieu dans une existence, c’est ce que nous appelons, tout simplement, la grâce. Un pur don.
Oui, il arrive que Dieu bouscule. Dérange. La Bible est pleine de récits qui gardent la trace de vies où Dieu aurait fait irruption : je pense à Abram, à Moïse, à Samuel, à Amos, à Ésaïe et Jérémie, à Jonas, à Marie, à Jésus lui-même au moment de son baptême. Il ne faut pas s’étonner que chaque fois, les personnes concernées manifestent d’abord un moment de résistance ou, au moins, d’hésitation. Nous le constatons bien ce matin en observant la réaction de Simon-Pierre à l’ordre de tuer et de manger sans distinction les animaux qui sont dans la grande nappe : « Jamais de la vie! », dit-il. Nous le constatons aussi dans la réaction de la communauté de Jérusalem qui ayant appris ce qu’il s’est passé à Césarée, prend Pierre à partie et le critique sévèrement : « Tu es entré chez des incirconcis notoires et tu as mangé avec eux! » (11 3)
Pierre ne peut que raconter ce qu’il a vécu. Il devient ainsi auprès des siens un témoin agissant, comme l’avait annoncé le Ressuscité : « Vous allez recevoir une puissance, celle du Saint Esprit qui viendra sur vous, vous serez alors mes témoins » (1 8). En témoignant de ce qu’il a vécu, Pierre révèle à la communauté de Jérusalem que l’intérêt totalement inattendu pour Jésus manifesté par des personnes qui ne sont pas juives, et leur accueil empressé de la bonne nouvelle, pousse tout le monde à faire un pas capital: celui qui va entraîner l’écroulement du mur de séparation érigé entre juifs et non juifs dont nous avons entendu Paul nous parler dans l’extrait de la Lettre aux Éphésiens (2 14).
Mais il n’est pas facile de renoncer à des convictions profondes, à des conceptions héritées de la tradition et qui revêtent un caractère sacré. Après tout, c’est dans un livre biblique, un texte sacré, le Lévitique, que les interdits alimentaires des juifs, encore en vigueur aujourd’hui, sont consignés. Et l’interdiction pour les juifs des contacts avec les non juifs a été accrue et rigidifiée au moment où les juifs de Palestine ont combattu la culture grecque et se sont repliés sur eux-mêmes et leur singularité, interdisant, par exemple, les mariages mixtes. Rien n’était clair alors pour Pierre et pour la première communauté. C’est vingt années plus tard que Paul, jetant un regard rétrospectif, pourra écrire le sens de tout cela : « C’est le Christ qui, de ce qui était divisé, a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine. Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. » (Éphésiens 2 12-13)
Toutes ces considérations sur le texte, c’est bien beau. On pourrait dire : Tant mieux pour eux!
Mais qu’est-ce que cela signifie pour nous, qui n’avons probablement jamais eu de vision ?
Est-ce que plusieurs d’entre nous ne pouvons pas relire notre histoire personnelle et repérer un ou des moments charnières qui nous ont provoqués, poussés à surmonter une résistance profonde, et qui se sont révélés des moments libérateurs? Je suis persuadé que la plupart d’entre nous auraient quelque confidence à raconter qui susciterait en nous de l’émotion, de l’admiration et de l’action de grâce.
Pour ma part, il y a exactement cinquante ans, en mai 1973, j’étais prêtre catholique très engagé dans la pastorale biblique et l’éducation de la foi des adultes. En réfléchissant sur mon expérience pastorale, je me rendais bien compte depuis quelques années que les prêtres comme moi vivaient dans un monde à part, un monde à eux, avec leur langage codé. Et je sentais de manière de plus en plus vive que jamais je ne pourrais être pertinent et compris tant que je n’aurais pas traversé la barrière, pour ne pas dire le fossé, qui me séparait des gens, tant que je n’aurais pas adopté la manière habituelle de vivre, de sentir les choses, tant que je n’aurais pas trouvé et appris le langage commun. Au fond, ça me disait, comme à Simon Pierre : « Pars avec eux sans hésiter ». Je me battais avec ce malaise quand une personne a fait irruption dans ma vie, ce qui m’a conduit à une décision déchirante : demander de revenir à l’état laïc. J’ai beaucoup prié, j’ai eu le privilège de rencontrer un conseiller qui m’a admirablement accompagné dans mon discernement, et j’ai franchi le pas.
Alors, en ce dimanche de Pentecôte, je vous propose deux voies de réflexion : à vous de voir laquelle vous convient, et peut-être d’en emprunter une troisième qui vous appellerait davantage.
Vous pourriez chercher à retrouver dans votre histoire de vie un ou des moments où vous avez ainsi vécu un passage difficile mais libérateur qui vous a demandé beaucoup de discernement et de courage. Pouvez-vous y voir la présence secrète, ou éclatante, de l’Esprit Saint, et entrer dans l’action de grâce à ce sujet?
Ou bien, pensant à la vision de Simon Pierre, vous pourriez vous demander : Qu’y a-t-il dans ma nappe? Y a-t-il, dans ma vie, des convictions, des certitudes, des valeurs auxquelles je tiens mais qui m’empêcheraient d’entrer dans l’inattendu de Dieu? Qui me retiendraient de faire des pas vers d’autres personnes ou vers d’autres façons de voir et de vivre?
Dans les deux cas, prions les uns pour les autres afin que nous comprenions, avec joie, que, comme Paul l’écrit aux Corinthiens : « Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. » (2 Corinthiens 3 17)
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