Denis m’a invité à témoigner de mon engagement pour les droits humains, témoignage qui sera précédé d’une courte méditation sur l’Évangile d’aujourd’hui, et que je terminerai sur la manière dont mon action a été nourrie par ma foi.
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Le passage de Luc que nous venons de lire nous présente Jésus dans une rare situation où il est à table avec des Pharisiens. De fait, « Luc est le seul des évangélistes à montrer les Pharisiens assez favorables à Jésus pour l’inviter à leur table et pour le prévenir de la menace d’Hérode. Il est sans doute sur ce point plus près de la réalité historique que Marc et surtout Matthieu»[1]. Pour bien comprendre la scène qui nous occupe, reculons de quelques versets où nous apprenons que Jésus « passait par villes et villages et faisant route vers Jérusalem » (v. 22). Il estimait maintenant qu’il lui restait trois jours de route. Trois jours avant la fin (v. 32). Trois jours bien remplis de rencontres et d’enseignements dont plusieurs ne nous sont connus que par Luc, comme la belle parabole de l’enfant prodigue.
Dans l’Évangile de ce matin, nous retrouvons donc des Pharisiens qui ont l’obligeance de prévenir Jésus de la menace d’Hérode… comme si Jésus en n’avait pas déjà conscience. Mais il sait aussi que ses ennemis ne pourront l’atteindre avant que son heure soit venue. Ainsi, pour Jésus, le rôle qu’occupe Hérode dans la menace qui le guette est d’une importance somme toute relative. Voilà pourquoi il le qualifie de renard. Par expérience, je peux affirmer que, devant un renard, l’humain est plus menaçant que menacé!
« Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants ». Par ces mots « combien de fois », Jésus laisse entendre qu’il est déjà venu à Jérusalem, même si la construction de l’Évangile de Luc laisse penser le contraire. En annonçant la destruction du Temple par les mots « elle va vous être abandonnée, votre maison », il reprend une menace classique des prophètes. Et ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il le fait car, au terme de ces trois jours, quand Jésus « approcha de la ville et qu’il l’aperçut, il pleura sur elle » (19,41).
Pour le Seigneur, Jérusalem et son Temple sont certes importants, mais ce qu’il recherche d’abord, ce sont des pierres vivantes, comme Darla nous le rappelait la semaine dernière.
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Pour entamer mon témoignage, permettez-moi une actualisation de ce passage de l’Évangile.
Tegucigalpa, Tegucigalpa, toi qui élimines celles et ceux qui te voudraient meilleure, combien de fois retomberas-tu avant de te redresser?
Pourquoi choisir le nom de Tegucigalpa? D’abord parce que cette ville au nom exotique est la capitale du Honduras, pays où les défenseurs des droits de la personne sont le plus à risque d’être tués. Mais aussi parce qu’en 2003 trois de mes collègues et moi nous sommes rendus dans cette région avec un groupe d’élèves de secondaire 4 et 5 pour un stage d’initiation à la collaboration internationale, stage dont on trouve encore le rapport avec photos sur le web. Ce genre de projet rejoignait mes cordes sensibles, car cela faisait une dizaine d’années déjà que j’animais un groupe d’Amnistie Internationale à l’école.
Ce voyage m’a marqué à plusieurs égards. Je vais vous relater une rencontre qui m’a permis de mettre un visage sur mon engagement pour les droits humains. Bruce était travailleur social au marché central de Tegu, comme disent les intimes. Il œuvrait pour l’ONG Casa Alianza (Convenant House en anglais). Il cherchait à scolariser les enfants du marché, les mêmes que les marchands tenaient à garder comme main d’œuvre servile. Quelques mois après l’avoir croisé, j’ai vu sur le réseau des actions urgentes d’Amnistie Internationale que Bruce avait été arrêté et incarcéré. Il me semble que c’était pour trouble à l’ordre public. On pouvait écrire aux autorités concernées pour demander sa libération, ce que je me suis empressé de faire… et de faire faire. Quelque temps plus tard, le jour où j’ai appris sa libération, j’ai pleuré, seul devant mon ordi.
Je ne peux pas quitter le Honduras sans vous parler des derniers jours que nous y avons passés. Après presque un mois de dur travail, nous avions planifié un week-end de repos sur la côte atlantique, dans un petit village au nom évocateur de Trionfo de la Cruz (Triomphe de la croix!), village habité par la tribu autochtone Garifuna. Un site paradisiaque! Tellement que, depuis, ce village autrefois typique est devenu une pépinière de AIRBNB et d’hôtels, non sans que des résistants en aient payé de leur vie. Des pétitions et des lettres ont été acheminées aux autorités honduriennes, qui ont aussi été poursuivies par la Cour inter-américaine des droits de l’homme. Tout cela sans grand résultat… Faire pression ne réussit pas toujours!
Vers la fin de ma carrière, deux autres rencontres m’ont touché. La première d’entre elles fut à l’occasion d’une soirée de remise des bulletins. Vous savez, ces soirs où les parents peuvent rencontrer les enseignants de leurs enfants. Un homme qui n’était pas le père d’un de mes élèves vint s’asseoir devant moi et me demanda si j’étais responsable du groupe d’Amnistie de l’école. Ce gaillard d’origine togolaise me remercia pour ce travail car lui-même avait été emprisonné et torturé dans son pays avant d’être libéré grâce aux lettres et pétitions d’Amnistie, puis accepté comme réfugié au Canada. Je lui ai proposé de venir témoigner aux élèves, mais il a décliné, pris à la fois par son travail et par des traumatismes qui perduraient. Pas besoin d’ajouter qu’avec sa permission, je me suis servi de cet exemple pour stimuler ma gang à continuer d’agir.
Vous vous doutez bien qu’on ne peut qualifier ces rencontres d’anecdotes, encore moins la troisième! Cette fois, Charles, un employé d’Amnistie dont j’étais proche me propose d’organiser une conférence pour mes élèves avec, comme invité, un rescapé des couloirs de la mort américains. La conférence qui, personnellement, m’a solidifié dans ma position contre la peine de mort, s’est déroulée devant un auditoire loin d’être conquis d’avance. Certains élèves ont même chahuté pour ridiculiser ce qu’ils entendaient. Pas besoin d’ajouter qu’au cours des jours suivants, plusieurs débats sur la peine capitale ont éclaté dans mes classes… et dans d’autres!
Comment faire le lien avec ma foi? J’ai la conviction profonde que nous avons tous la même dignité et les mêmes droits. Là-dessus, tous les militants avec qui j’ai œuvré sont d’accord, qu’ils se disent humanistes, agnostiques ou athées. Comme chrétien, j’ajoute que mon prochain étant créé à l’image de Dieu, chaque fois que je me soucie de lui, c’est vers le Christ que je vais.
J’aimerais conclure en reprenant l’essentiel d’un exposé où André Gounelle pose les assises théologiques en faveur du respect des droits humains.
Dieu est garant du droit à la vie. C’est ce qu’atteste en dépit des apparences le récit du sacrifice d’Isaac où Yahvé réclame à Abraham son fils, puis arrête son geste au dernier moment. Ce récit a souvent servi d’exemple de fidélité à Dieu, mais il s’avère aussi une condamnation explicite du rituel des sacrifices d’enfants qui abondaient dans le monde phénicien de l’époque. Toute vie est sacrée. « Tu ne tueras point », point! À notre époque de guerres, de purifications ethniques et de génocides, nous sommes loin du compte.
En ce qui concerne la liberté, Dieu nous invite à croire, sans nous forcer. Donc, nul ne peut imposer à quelqu’un de croire, ni lui défendre de croire. Cette liberté de conscience proscrit toute persécution. Selon Gounelle, elle garantit par extension la liberté de pensée que favorisent le droit à l’information et la liberté de presse. En ces temps de censure, de propagande et de désinformation, nous sommes loin du compte.
Enfin, notre auteur fait reposer le droit à la justice sur l’espérance chrétienne. D’un point de vue juridique, cette espérance commande que toute cour de justice se prononce avec impartialité, comme le recommandaient déjà les prophètes d’Israël. Au niveau politique, ils exigeaient que les dirigeants du peuple ne l’exploitent pas. Enfin, en demandant sans cesse que l’on s’occupe des démunis, ils pointaient l’aspect social de la justice. En ces temps où s’accroît le fossé entre riches et pauvres, nous sommes loin du compte.
Oui, nous sommes loin du compte. Beaucoup reste à faire. Je continue donc à m’engager, maintenant au sein de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture. Par la grâce de Dieu. Amen.
LECTURE BIBLIQUE
[1] TOB intégral, commentaire sur Luc 7, 36
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