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« Tout disciple bien formé fera comme son maître ».Voilà. Ce matin encore, la parole de notre maître continue de nous former, pour que nous arrivions à faire comme lui. Nous, disciples, lui, le maître de sagesse.
Arrêtons-nous tout d’abord à sa manière. À la simplicité déroutante avec laquelle il s’adressait aux gens, et sa façon pénétrante et vraie de voir les gens.
Bien des maîtres spirituels développent des pensées profondes et proposent des spéculations savantes ou même ésotériques. Mais lui, avec quel art il savait rendre son enseignement accessible, avec ce gros bon sens auquel il fait appel et ses images si parlantes, qui semblaient lui venir si naturellement.
Ils sont comme ça généralement les travailleurs manuels. De ses années de métier dans l’atelier familial, il avait gardé le sens du concret et la capacité de mettre le doigt sur les obstacles pour saisir, intuitivement, et le problème, et la solution. Comme une sorte d’instinct pour voir l’essentiel sans s’empêtrer dans les détails.
Tout le monde comprend qu’un aveugle ne peut être un guide sûr pour un autre aveugle. L’énormité de l’écart entre un brin de paille et une poutre fait sourire. On n’a pas besoin d’avoir inventé le bouton à quatre trous pour comprendre le rapport entre la santé d’un arbre et la qualité de ses fruits, ni pour reconnaître qu’un pommier ne va jamais donner de bananes.
Quand il forme ses disciples, il ne fait pas de discours théoriques. Pourtant, par la justesse de son observation fine du réel, il nous conduit toujours plus près de la vérité sur l’humain et sur Dieu.
Et, après sa manière, c’est le deuxième trait qui retiendra notre attention : la vérité, pour lui, se trouve toujours à l’intérieur. C’est là que nous conduisent ses agissements, ses images et ses petites histoires. Dans les paroles que nous méditons ce matin, il est question de vision. Il s’agit de ne pas être aveugle. Il s’agit d’apprendre à voir. À voir correctement. Je risque un mot qui n’existait pas dans son vocabulaire : il s’agit d’apprendre la lucidité.
La lucidité, c’est un regard pénétrant qui permet de cesser de vivre dans l’illusion, en premier lieu par rapport à soi-même. Et là, nous en savons tous quelque chose, quel chantier! C’est un chantier psychologique, sans doute, mais ce chantier est aussi spirituel. Il s’agit d’une conversion. Une conversion du regard. À plusieurs reprises, la Bible répète la conviction que « Dieu n’a pas le même regard que les humains, qui voient ce qui saute aux yeux, alors que lui regarde au cœur » (1 Samuel 16 7).
À en croire les évangiles, Jésus ne voyait jamais une prostituée, un lépreux, une veuve, un théologien, un non Juif, mais, toujours, derrière l’étiquette ou la réalité sociale, une personne. Un ou une enfant de Dieu.
Acquérir ce regard vrai n’a jamais été facile. Cette difficulté est accrue, me semble-t-il, pour nous qui vivons dans une société de l’apparence. Voyez comme les artistes doivent soigner leur look, et comme les politiciens sont soumis aux professionnels de l’image qui leur dictent leur coiffure, leur vêtement, leur posture, leur manière de regarder ou de ne pas regarder… D’ailleurs, dans La Presse + de ce matin, une longue page est consacrée à ce sujet. Mais faut-il aller si loin? Oui, je me soucie de l’image que je projette. Et plus encore, peut-être, de celle que je me renvoie à moi-même.
Voyez comment, pour nous faire cheminer en lucidité, Jésus nous lance ce matin des questions décapantes. Par exemple dans la parabole de la paille et de la poutre. Il s’agit toujours de voir et de ne pas voir, n’est-ce pas? Ce que je vois chez l’autre reflète-t-il son identité véritable? Et l’image que j’ai de moi, qu’est-ce qu’elle révèle, mais aussi qu’est-ce qu’elle cherche à cacher ou, du moins, à maquiller à mon sujet?
Heureusement, si nous sommes influencés négativement par notre société où règne l’apparence, nous avons aussi la grâce de vivre à une époque qui commence à percer la complexité du psychisme humain. La psychologie des profondeurs nous fait non seulement voir, mais comprendre, au moins partiellement, que nous sommes tous plus ou moins aveugles sur nous-mêmes. Que beaucoup de nos motivations réelles nous échappent.
N’arrive-t-il pas que nous soyons agacés par l’attitude ou le comportement d’une autre personne, ce que Jésus compare à un brin de paille dans son œil? D’où vient que cette attitude ou ce comportement m’énerve, parfois jusqu’à vouloir que l’autre le fasse disparaître ou même que je m’en charge moi-même tant je le trouve insupportable? Ne serait-ce pas que l’autre, comme une sorte de miroir, me révèle la présence, en moi, de la même attitude, quelque chose qui est pour moi lourd et encombrant comme une poutre? C’est ce que Jung a appelé mon « ombre », cette part de moi dont je ne suis pas fier et que je ne veux ni admettre, ni laisser paraître aux yeux des autres.
Quelle sagesse, alors, dans cet enseignement de Jésus, repris entre autres par Paul, qui est de ne pas juger (c’est d’ailleurs à cet enseignement que Matthieu, contrairement à Luc, raccroche la parabole de la paille et de la poutre, voir Matthieu 7 1-2). D’où cette autre question : quand je regarde l’autre, où s’arrête mon regard, et d’où vient le jugement que je porte sur lui ou elle? Quand je regarde les arbres dehors durant l’hiver, deux pommiers, par exemple, comment savoir lequel est vivant et lequel est mort, lequel est sain et lequel est malade? Seule la venue du printemps, voire de l’été m’apportera la réponse. Seul Dieu est juge, parce que lui seul voit vraiment au cœur de chacune et de chacun et qu’un jour, son jour, tout sera révélé et apparaîtra dans la pleine lumière.
La lettre de Paul aux Romains fait régulièrement apparaître l’opposition entre l’extérieur et l’intérieur : la chair et l’esprit, la descendance charnelle ou spirituelle d’Abraham, la loi et la grâce, la lettre et l’esprit. Nous l’avons entendu tout à l’heure nous rappeler que le regard vrai sur l’autre ne s’arrête pas à la marque visible, comme la circoncision matérielle; mais à ce qui est caché et qu’il appelle la circoncision du cœur.
Toute personne porte en elle un trésor, dit Jésus. On y trouve du bon. On y trouve du mauvais. Il arrive à Jésus, il est vrai, de dénoncer le mauvais, non pas pour stigmatiser l’autre, mais pour l’ouvrir à la lucidité qui sauve. Certains acceptent, d’autres s’en révèlent incapables ou refusent. L’auteur du quatrième évangile, dans le langage qui lui est propre, fait dire à Jésus dans l’épisode de la guérison de l’aveugle-né : « C’est pour un discernement que je suis venu dans le monde, pour que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles. Vous dites : Nous voyons! Votre péché demeure! » (Jean 9 39.41).
Arrêtons-nous ici. Ça suffit. Nous avons observé notre maître. Nous avons laissé sa parole nous ouvrir les yeux, nous donner envie de convertir notre regard, nous qui méritons tous l’avertissement qu’il lança un jour à Simon Pierre : « Retire-toi derrière moi, tentateur, car tu ne vois pas (encore) comme Dieu, mais comme les humains » (Marc 8 33).
Voilà. N’est-ce pas pour cela que nous l’aimons? Parce que, sans nous juger, sans nous condamner, il cherche à nous guérir. De nos illusions. De nos prétentions. De nos aveuglements. Et des obstacles que nos manières de voir dressent entre nous.
Nous l’aimons parce qu’il a le sens de l’essentiel. Parce qu’il croit qu’à l’intérieur, au cœur de chaque être humain, se trouve un trésor qui a besoin d’être libéré.
Dans quelques jours commence le carême, qui est traditionnellement un temps que les chrétiens se donnent pour renforcer ce qui est bon dans leur vie et corriger ce qui est déficient. Pourquoi ne déciderions-nous pas, cette année, de nous donner des moyens qui nous conviennent à chacun, de faire la lumière sur notre vie, en laissant pénétrer en nous le regard perçant du Christ?
Lucidité vient de lux, lumière. N’ayons pas peur de la lumière. Alors, si nous nous laissons convertir par la parole de Dieu, nous deviendrons, humblement, lumière, lumineux nous aussi, et s’accomplira son souhait qui est aussi notre mission : « tout disciple bien formé fera comme son maître. »
Amen.
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