Avec le texte que nous venons d’entendre, nous sommes au tout début de l’évangile de Marc et la toute première mention de Jésus qui soit faite dans cet évangile est toute simple, purement géographique : Jésus vint de Nazareth. Ce qu’il a vécu ce jour-là au Jourdain, loin de chez lui, a été un moment déterminant. Il est incontestable que sa vie a alors complètement basculé. Que s’est-il donc passé?
Voici un homme que personne ne connaissait, si ce n’est les habitants de son obscur village où il exerçait le métier de charpentier et d’ébéniste. L’étonnement qui a saisi ses concitoyens la première fois qu’il est revenu dans leur synagogue révèle qu’absolument rien ne l’avait jusque-là distingué. Le même évangile de Marc nous rapporte leurs propos : « N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon? Et ses sœurs ne sont-elles pas ici, chez nous? » (6 3)
En fait, bien des choses s’étaient passées depuis que Jésus avait quitté le village pour se rendre au désert où Jean le Baptiste prêchait. Il avait complètement changé de vie. Fini, la boutique. Coupés, les liens avec la famille. Son comportement était devenu tellement inhabituel que, toujours selon Marc, « sa parenté avait tenté de s’emparer de lui car ils disaient : Il a perdu la tête! » (3 21).
Que s’était-il donc passé au Jourdain? Selon Marc, Jésus avait entendu une voix lui dire : « Tu es mon fils bien-aimé, il m’a plu de te choisir » (1 11).
« Tu es mon fils bien-aimé, il m’a plu de te choisir »
Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire? C’est hanté par cette question que Jésus s’était enfoncé dans le désert voisin tout de suite après son baptême. Qu’est-ce que cela veut dire, « Tu es mon fils bien-aimé »? Ce n’est pas pour rien que chez Matthieu, deux des trois tentations vécues au désert sont introduites par « Si tu es le fils de Dieu… » Qu’est-ce que cela veut dire concrètement pour ma vie, « il m’a plu de te choisir »? « Me voici, Dieu. Est-ce moi, Dieu? J’ai perçu ta voix dans le désert… »
Comme nous ne pourrons jamais avoir accès à la psychologie de Jésus, nous ne saurons jamais comment il en est venu à la décision de changer de vie d’une manière aussi totale. Mais nous savons qu’il ne retourna pratiquement jamais à Nazareth. Il devint plutôt une sorte de Survenant, de « grand-dieu-des-routes » et des petits sentiers.
Alors il vaut la peine ici de prêter attention à quelque chose qui retient peu notre attention quand nous lisons la Bible, la géographie. Ce que nous allons trouver dans les trois lectures que nous avons entendues il y a un moment n’a rien de banal. Découvrons ensemble comment la géographie se fait ici spirituelle.
Commençons par la troisième lecture. Il y a d’abord le désert, là où « paraît » Jean le Baptiste. Là, au désert, viennent « tout le pays de Judée » et « tous les habitants de Jérusalem ». Puis, « Jésus vint de Nazareth, en Galilée, et se fit baptiser par Jean dans le Jourdain. » Désert, Judée, Jérusalem, Nazareth, Galilée, Jourdain : 6 désignations géographiques mentionnées en seulement 8 versets.
Dans la deuxième lecture, nous avons entendu Pierre s’adresser à la famille de l’officier militaire romain Corneille. Cette scène se déroule non pas dans une ville juive, mais à Césarée, où se trouvait le quartier général des troupes d’occupation. Et comme dans le texte évangélique de tout à l’heure, Pierre mentionne la Judée, la Galilée, Nazareth et, finalement, cet adverbe extraordinaire : « partout » : « Il est passé partout en bienfaiteur ».
Quant à la première lecture, tirée d’Ésaïe, elle fait une place importante à « la terre », qui est le lieu où vivent ce que le texte appelle deux fois « les nations ». Le texte parle aussi des « îles » pour désigner ces lieux habités par des peuples étrangers et lointains.
La géographie que nous proposent les textes est une géographie subversive. Pensez-y un moment : comment se fait-il que ce soit dans le désert que Dieu se manifeste? N’aurait-il pas dû le faire plutôt dans une synagogue, ou à Jérusalem, au temple de Jérusalem, le lieu saint et sacré où, selon les psaumes, il réside? Cette question en appelle une autre : comment se fait-il que Dieu se manifeste directement, par une voix intérieure, à une personne? N’aurait-il pas dû le faire par la médiation de la lecture des Écritures, ou par le moyen du rituel des offrandes et des sacrifices? Et comment se fait-il qu’il lui ait plu de « choisir » un simple artisan? N’aurait-il pas dû choisir un prêtre, un lévite, un docteur de la loi ou même un de ces laïcs pieux qu’étaient les pharisiens?
Comment se fait-il que selon la deuxième lecture, ce soit dans la maison d’un militaire des troupes d’occupation que l’Esprit se soit manifesté? Et pourquoi dans tout le chapitre 42 d’Ésaïe consacré au Serviteur de YHWH n’est-il jamais question de Jérusalem et de la Terre Sainte des juifs, mais plutôt des nations, des îles et de leurs habitants, de tous les êtres qui respirent et qui voyagent à la surface du monde, des gens de la haute mer, de Qedar, de Petra?
Il y a là quelque chose que Dieu nous invite à découvrir, et je suggère que c’est ce que Jésus a saisi à partir de son baptême. Si lui, un homme ordinaire, était fils bien-aimé de Dieu et choisi par lui, alors est-ce que ce ne serait pas le cas de toute personne? Est-ce que Jésus ne se serait pas dit, pour reprendre les mots du poète Paul-Marie Lapointe : « J’ai des frères à l’infini, j’ai des sœurs à l’infini »?
Voilà qui expliquerait qu’il ait mis la clé sur sa boutique et passé les quelque trois années qui ont suivi son baptême à traverser une géographie universelle, parcourant les villes et villages de la Galilée juive, mais aussi les contrées qu’on appelait « païennes » de la Décapole, du territoire de Tyr et de Sidon, et la Samarie, pour finir au cœur du judaïsme, la Judée, où il trouvera la mort. Voilà qui expliquerait aussi que par sa parole mais aussi par ses gestes et tout son comportement, il se soit adressé avec respect et amour aussi bien aux publicains et aux prostituées qu’aux pharisiens et aux scribes, à la femme cananéenne, cette non-juive, cette « chienne » pour reprendre le mot dur rapporté par l’évangile, et au possédé païen de Gérasa, à la femme samaritaine qui le rencontre au puits de Jacob ou à la citoyenne de Jérusalem prise en flagrant délit d’adultère. Il savait reconnaître en chacun, en chacune, un fils, une fille bien-aimée du Père. Et il le leur révélait.
Cette vérité nouvelle, Simon Pierre a fini par la comprendre, avec pas mal de difficulté, et il l’exprimait dans notre deuxième lecture : « Je me rends compte en vérité que Dieu est impartial et qu’en toute nation, quiconque le craint et pratique la justice trouve accueil auprès de lui » (Actes 10 34-35). Appelé à justifier son geste auprès de la communauté de Jérusalem, il dit de même : « Si Dieu a fait à ces gens le même don gratuit qu’à nous empêcher Dieu d’agir? » (Actes 11 17) On croirait entendre le pape François, dans l’avion qui le ramenait du Brésil dire, aux sujets des personnes homosexuelles : « Si une personne est gaie et cherche le Seigneur avec bonne volonté, qui suis-je pour la juger? »
On ne se surprendra pas, alors, qu’instruits de la géographie spirituelle de Dieu, les disciples de Jésus aient quitté Jérusalem après que l’ange de la résurrection leur eut dit : « Il vous précède en Galilée » (Matthieu 28 7). On ne se surprendra pas que de là, selon Matthieu (28 19), ils allèrent dans le monde entier faire des disciples de toutes les nations. On ne se surprendra pas que, selon l’auteur du Livres des Actes (1 8), ils se soient faits ses témoins « à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre ».
Car un jour, Jésus, ou l’un de ses disciples, avait fait le lien avec le texte d’Ésaïe qui était aujourd’hui notre première lecture : « Voici mon serviteur, que je soutiens, mon élu que j’ai moi-même en faveur, j’ai mis mon Esprit sur lui. » (Ésaïe 42 1), et lui, il sera « la lumière des nations ».
Il est difficile à accepter, cet universalisme. Les traditions religieuses ont tendance à s’approprier Dieu. À s’ériger en absolu, en référence obligée qui exclut au lieu d’inclure. La Samaritaine dit à Jésus : « On nous a enseigné que c’est sur le mont Garizim qu’il faut adorer Dieu. Vous, les juifs, dites que c’est à Jérusalem ». Et toi, qu’en dis-tu? Et il répond, comme en synthèse de ce que nous venons de nous dire : « Crois-moi, femme, L’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne, ni à Jérusalem que vous adorerez le Père […] L’heure vient où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » (Jean 4 20-24). Toujours la géographie spirituelle…
Venons-en à notre géographie à nous. Dans son dernier message, notre pasteure nous a invités à chercher « en quoi notre petite communauté pourrait investir, au cours de la prochaine année, pour servir nos contemporains à l’exemple du Christ ? »
Nous pourrions peut-être amorcer notre réflexion en partant de ce que nous sommes et de là où nous sommes. Nous venons du Québec, du Canada anglais, de France, de Suisse, de Belgique, de Côte d’Ivoire. Nous sommes partis ce matin de Cap Rouge, de l’Île d’Orléans, de Beauport, de Lévis, pour nous rassembler au cœur du Vieux Québec, au cœur du Québec touristique. Nous avons décidé d’être publiquement une communauté inclusive. Une communauté où tout le monde peut et doit être accueilli, sans réserve, sans jugement, parce que nous croyons que chacun, chacune, peut entendre, ici ou dans n’importe quel ailleurs où se déroule sa vie, la parole lumineuse : « Tu es mon fils, ma fille bien-aimée, il m’a plu de te choisir ».
Se pourrait-il que grâce au caractère international de notre membership et à notre sens de l’inclusivité, nous arrivions à trouver une manière originale d’être, à Québec, une sorte de Jourdain, un lieu ou un espace où, s’il le veut, Dieu pourrait révéler, quelque part dans la ville, à certaines des milliers de personne de toutes les parties du monde qui passent ici chaque année, qu’elles sont ses fils et ses filles bien-aimés ?
Nous ne trouverons réponse à ces questions que si, dans la méditation qui suit et plus tard de retour à la maison, nous nous laissons dire intérieurement, chacun, chacune pour soi : « Tu es mon fils, tu es ma fille bien-aimée, il m’a plu de te choisir. »
Paul-André Giguère
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