Évoquer et célébrer la fête des mères au cœur même du culte n’est pas une concession faite à la mode du temps. Ce n’est pas un corps étranger que nous introduirions dans la réflexion à partir des textes bibliques que nous venons d’entendre et de recevoir et dont aucun ne parle, ni directement, ni indirectement, de la maternité. Évoquer et célébrer la fête des mères au cœur du culte, c’est saisir l’occasion de relire ces textes en cherchant à nous approcher, un petit peu, comme chaque fois que nous ouvrons la Bible, du mystère de Dieu et de notre propre mystère.
Notre première lecture nous a fait entendre l’étonnement de Pierre, qui est d’abord décontenancé, puis admiratif, en découvrant l’amour universel de Dieu. Pierre avait toujours vécu de la certitude que le peuple juif était le peuple choisi de Dieu, un peuple privilégié parmi tous les peuples de la terre, comme on peut le lire dans tant de passages de l’Ancien Testament. C’est le fantasme de tous les enfants d’être préférés par leur mère, l’objet exclusif de son amour, et il arrive à tous d’éprouver de la jalousie, de la rivalité, même, par rapport à leurs frères ou à leurs sœurs.
Et voilà que Dieu donne à Pierre de découvrir que comme une bonne mère, il n’a pas de chouchou, de préféré. « En vérité, je le comprends : Dieu ne fait pas de différence entre les hommes; mais, quelle que soit leur race, il accueille les hommes qui l’adorent et font ce qui est juste. »
Notre deuxième lecture témoigne de la grande conviction commune aux premières générations de chrétiens : l’amour de Dieu est premier. Nous sommes aimés avant même d’avoir été aimables; à vrai dire, si nous sommes aimables, c’est parce que nous sommes aimés. Dans la plupart des cas, une mère aime son enfant avant même qu’il soit né; elle l’aime, elle a hâte de le voir, de le connaître, de le serrer sur sa poitrine et de le prendre dans ses bras. Comme l’amour d’une mère, l’amour de Dieu est antérieur. Il y a peut-être un péché originel, il y a sûrement un amour originel.
C’est une grande expérience spirituelle de réaliser, chaque jour, que nous sommes à chaque instant engendrés. Que nous baignons dans l’amour de Dieu comme dans le liquide amniotique. À chaque instant, nous naissons du Dieu créateur. Nous demeurons en lui comme dans notre origine. Quand nous nous arrêtons à cette expérience fondatrice, nous comprenons que c’est parce que nous sommes aimés que nous pouvons aimer nous aussi. Quand nous nous arrêtons à cette expérience fondatrice, nous apprenons l’amour comme notre langue maternelle. Et ceci nous conduit à notre troisième lecture.
Ici, nous sommes invités par Jésus à « demeurer dans son amour ». Jésus nous dit que toute sa vie, il a demeuré dans l’amour de son Père, et que cette expérience qui fut la sienne, elle nous est accessible à nous aussi. Au soir de sa vie écourtée, interrompue, il confie que parce qu’il demeurait dans cet amour dont il se savait aimé, il aimait. Il aimait jusqu’au don de sa vie, puisqu’« il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ». Mais est-ce que toute mère ne sait pas cela comme une évidence?
Je rappelle le texte d’Ésaïe mentionné au début du culte : « Une mère oublie-t-elle son enfant? Même si elle l’oubliait, moi je ne vous oublierai pas » (Ésaïe 49 15). Quoi qu’il arrive à son enfant, quoi qu’il devienne, quel que soit le chemin qu’il choisit d’emprunter ou qui lui est imposé, cette « permanence » de l’enfant dans la mère est quelque chose que nous pouvons tous comprendre comme d’instinct.
Les paroles de Jésus que nous venons d’entendre nous font entrer un peu plus loin dans notre méditation sur l’amour maternel de Dieu. Quand nous quittons l’enfance et devenons adultes, nous emportons tous avec nous la nostalgie du paradis perdu. Le souvenir confus de cet âge premier où nous étions complètement entourés, nourris, en sécurité. Aussi bien le sein maternel où nous avons été formés que les seins accueillants sur lesquels nous nous sommes reposés et avons si souvent été consolés nous manquent toute notre vie. Voilà d’où vient la tentation de la fusion, qui colore, parfois à notre insu, nos relations affectives d’adolescents et d’adultes.
Mais nous le savons : un ange à l’épée de feu barre le retour au paradis. Pour Dieu, il est important que la régression nous soit interdite. Que nous échappions à la fusion confusion. L’amour de Dieu ne saurait être un refuge et un abri illusoire qui viendrait combler notre inévitable solitude affective.
Pour reprendre un concept-clé d’un grand pédiatre et psychanalyste du XXe siècle, Dieu est une « mère suffisamment bonne ». Il refuse de faire de nous des bébés gâtés. Des enfants rois. Jésus l’illustre admirablement de deux façons.
D’abord, en coupant lui-même le cordon ombilical que nous cherchons confusément à recréer. Cette semaine, les chrétiens célèbrent l’ascension. Jésus part. Jésus rejoint le monde de l’invisible. Il le sait et il le dit : « Il est bon pour vous que je parte ». Il les a, en quelque sorte, mis spirituellement au monde; c’est à eux, maintenant, de vivre leur vie dans une fidélité inventive à ce qu’ils ont reçu. Le refrain d’un cantique le dit bien : « C’est à nous de prendre sa place aujourd’hui pour que rien de lui ne s’efface ».
Si Jésus nous interdit la régression dans la fusion en coupant le cordon ombilical, il le fait aussi en nous imposant une loi, un commandement, et donc en nous conduisant dans l’univers de notre responsabilité. N’est-ce pas ce que nous pouvons entendre au cœur du texte évangélique que nous avons lu aujourd’hui? À votre tour, partez! Portez du fruit ! Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. Gardez mes commandements et vous demeurerez dans mon amour. Et mon commandement, le voici : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.
Ainsi, dans cette grande aventure de la vie que nous cherchons à vivre le mieux que nous pouvons et qui est si différente à trente, à cinquante et à soixante-dix ans, nous sommes seuls, en ce sens que nous portons la pleine responsabilité de notre vie et du monde dans lequel nous vivons. Comme une « mère suffisamment bonne », Dieu ne fera jamais les choses à notre place. Et pourtant, comme le dit notre profession de foi, nous ne sommes pas seuls. Jésus part, mais c’est en disant : « Voici que je suis avec vous jusqu’à la fin du monde ». Jésus disparaît, mais c’est en disant : « Je ne vous laisse pas orphelins. L’Esprit Saint viendra ».
Prenons quelques instants pour porter ces choses dans notre cœur, comme le faisait la mère de Jésus. Restons un moment en contact avec nos expériences de maternité pour entrevoir, à travers elles, quelque chose du visage de Dieu; restons un moment en contact avec l’amour maternel de Dieu pour entrevoir, à travers lui, quelque chose de notre responsabilité joyeuse de « donner du fruit, et un fruit qui demeure ». Amen.
Par Paul-André Giguère
Lectures bibliques:
Actes des apôtres 10,24-36 et 44-48.
1 Jean 4, 7-10.
Jean 15, 9-17.
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